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BRICH59

12 novembre 2020

Le Clézio et le pays de Nice

Baie des anges(pt)C'est le titre de l'ouvrage de Martine Arrigo-Schwartz publié cette année aux éditions Baie des anges. Et pour moi qui débarque dans le pays niçois (Brich59 a muté en "Brich de Nice" !) et qui suis tombé en Le Clézio depuis ma lecture de Tempête (2014), cet ouvrage est du pain béni !

Il permet de découvrir le pays niçois en compagnie de JMG Le Clézio, non comme avec un guide touristique, loin s'en faut, mais avec le personnage-même de l'écrivain, son histoire certes, mais surtout ses souvenirs, ses émotions et ses ressentis.

L'ouvrage est une sorte de somme façon Aristote. Pour chaque thème, "mégathème" ou "microthème", l'auteure souvent campe en toile de fond le paysage littéraire des deux siècles passés (des années 1760 à 2000, pour être exact), mais plus précisément depuis que Nice s'est rattachée à la France (1860), ce qui permet de contextualiser la narration leclézienne. Ce contexte, Martine Arrigo-Schwartz le connaît bien, pour avoir soutenu il y a vingt ans à l'Université de Nice une thèse (2vol., 696 p. : Bibliogr. p.664-678 ; Iconogr. p.679-684 ; Index) intitulée Images et représentations de la ville de Nice dans les Lettres et les Arts de 1860 à 1914. On peut donc lire l'ouvrage de 2020 comme une riche doxographie sur le pays de Nice (les citations sont nombreuses). Trois des quatre pages de la bibliographie (p.218-221) pointent la soixantaine de références des ouvrages cités. De quoi "aller plus loin" pour avoir accès à ce que le pays de Nice a inspiré à de nombreux auteurs... Si le travail de Martine Arrigo-Schwartz nous laisse voir ce que JMG Le Clézio nous apprend de Nice et de son pays mais aussi ce qu'il en invente, il nous permet aussi de comprendre comment Le Clézio se situe, explicitement ou non, par rapport à la littérature passée et actuelle sur ce territoire.

L'ouvrage s'ouvre sur une lettre (ouverte) de l'auteure à JMG Le Clézio... On ne sait ce que le destinataire a répondu, ni même s'il a seulement répondu.
Le sommaire, proposé en p.217, c'est-à-dire avant la bibliographie, est pour le moins très ... sommaire. Les "impressions niçoises" occupent une bonne centaine de pages, suivies par le chapitre un peu plus court consacré aux "années grises" (la guerre et la libération). La troisième partie de l'ouvrage ouvre sur "la part du rêve chez le conteur"... En fait, JMG Le Clézio ayant disséminé sa vision de Nice et de son pays façon puzzle tout au long de son écriture, l'auteure redistribue les pièces du puzzle selon une autre logique que celle de la narration leclézienne, selon une logique "territoriale" quelquefois dans une perspective historienne, quelquefois dans une perspective géographe, quelquefois dans une perspective sémiologique, etc.

La quatrième de couverture présente ainsi l'ouvrage, en une belle condensation :

J.M.G Le Clézio qui entretient avec le pays de Nice des relations complexes, ce n’est pas un scoop, donne à voir dans ses œuvres, les lieux de sa jeunesse et de son enfance, revisités par une vision à rebours de son âge, dans une quête identitaire. S’il s’éloigne des mythes touristiques de la ville, il pointe les collines et la mer comme lieux privilégiés du passé et de l’ailleurs. Il se fait aussi le défenseur humaniste et tristement visionnaire des migrants et autres exilés et des laissés pour compte de la vie. Il met en lumière, à travers le récit des "heures grises" de la Seconde Guerre Mondiale, l’impact du génocide juif dans la région niçoise. La petite musique de ses textes et ses talents de conteur nous mènent aussi à la recherche de l’Eden oublié et de l’enfance perdue. Le pouvoir métaphorique qu’il accorde aux mots en font un grand rêveur de la littérature contemporaine et la mise en perspective de ses œuvres dans le contexte littéraire et historique régional permet d’en déceler toute l’originalité.

Bref, un ouvrage à lire, pour Nice ou pour JMG Le Clézio ou pour leurs vibrations communes ; un ouvrage qui me donne envie de replonger dans ces belles narrations que sont Étoile errante, Mondo... ; un ouvrage qui propose de voir, de sentir, de vivre Nice et son Pays autrement et en bien belle compagnie.

...

Vu mon passé encore récent de documentaliste, je n'ai pu m'empêcher de dresser un index des titres de Le Clézio cités par l'auteure, histoire de pouvoir retourner dans ce livre passionnant avec une autre entrée, non historico- ou géographico-thématique, mais bibliographique.
Une table des matières exhaustive sera également utile pour qui veut retrouver un lieu, un bâtiment, un thème...
Ceci dit, j'évoque mon passé récent de documentaliste, mais j'ai retrouvé des livres lus pendant mon adolescence copieusement annotés et aux dernières pages emplies d'index circonstanciés ou de tables des matières approfondies... On ne se refait pas !

L'auteure était invitée à présenter son ouvrage à la bibliothèque municipale de Nice le 30 octobre 2020. Les restrictions sociales imposées par le plan gouvernemental de lutte contre la pandémie ont eu raison de ce projet de rencontre. Souhaitons simplement que ce n'est que partie remise.

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1 novembre 2020

Confinement, deuxième !

Confinement 2 Le Chat

 

25 octobre 2020

Le Brich nouveau est arrivé !

Exit Brich59 ! Le responsable de ce blog, maintenu sous son appellation habituelle, ne vit plus dans le bon département du Nord. Il a fait le grand saut vers le sud, vers l'azur. Du coup Brich reste 59 pour ce blog, mais devient "deNice" pour le reste. C'est une ancienne étudiante qui, apprenant que j'allais vivre sur la côte d'azur m'a soufflé l'idée de BrichdeNice... Bonne idée, non ?

Les Trois musiciens, vers 1930Si Brich reste 59 pour ce blog, le compte Instagram est au nom de Brichdenice : https://www.instagram.com/brichdenice. Vous y trouverez un compte rendu photographique de mes pérégrinations de jeune retraité... Comme ces Trois musiciens de Fernand Léger (huile sur toile, vers 1930). Il y a plein de musées dans le coin, et je ne vous parle pas des concerts et autres manifestations art vivant...

À très bientôt !

 

 

14 septembre 2020

un mot du Président de La Chapelle des Flandres CONCERT ANNULÉ

CONCERT ANNULÉ sur décision préfectorale :-(

____________________

Chers amis,

La Chapelle des Flandres a le plaisir de vous annoncer son prochain concert dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine.

Ce concert sera essentiellement consacré à des pièces pour accordéon interprétées par Bogdan Nesterenko ainsi qu’à une intervention du chœur Coeli et Terra en petit effectif dirigé par Catherine Remy. 

Vous pourrez y entendre des extraits des « Saisons » de P. Tchaikovsky, des extraits des « Tableaux d’une exposition » de M. Moussorgsky, des pièces de J.S. Bach et une œuvre de Maurice Bourbon.

Dimanche 20 septembre, deux demi-heures de concert à 15h et à 16h 

Eglise du Sacré-Coeur, 128 Bd de Strasbourg à Roubaix

Entrée libre

Accès PMR

Masque obligatoire

En raison de la crise sanitaire, le programme annoncé dans la brochure a dû être largement modifié. Néanmoins, nous avons mis tout en œuvre pour vous faire passer un agréable moment musical.

 

Nous nous réjouissons de vous retrouver enfin après ces longs mois de silence !

Jean-Jacques Steux, président de La Chapelle des Flandres

 

www.lachapelledesflandres.fr

f La Chapelle des Flandre

 

10 août 2020

Adamas

 À propos du mythe d'Er, 17
(épisode précédent)

Un métal inconnu

Mais quelle est cette matière dont sont faits la tige et le crochet du fuseau de Nécessité, objet situé au centre du lieu panoramique où arrivent les âmes qui vont revenir à la vie corporelle ? Qu’est-ce que l’adamas ? Les traducteurs du mythe d’Er semblent unanimes pour l’identifier à l’acier, sauf P.Duhem qui pense au diamant (op.cit. p.60). Selon A.A.Barb, qui semblait être le dernier à avoir traité le problème de l’adamas à l'époque de ma recherche (A.A.BARB "Lapis adamas" in Latomus (collection) 101, 1969, pp.66-82 ; les passages cités infra sont traduits par nous), il faut ajouter un troisième sens possible pour ce terme : le fer. En fait, il y a deux séries de sens : "fer ou acier, d’une part, et, d’autre part, diamant (selon d’autres, minerai très dur, pierre précieuse ou émeri)" (ib. p.66).

Mais, plutôt que de reprendre l’article de A.A.Barb, rapprochons entre eux les quelques textes platoniciens où apparaît le mot ‘adamas’. Parmi eux, deux sont importants : Politique 303d9-e5 et Timée 59b4-5.

  1. Le premier, Politique 303d9-e5, nous apprend que l’adamas est un métal pur, précieux, mêlé à l’or et de la même race que lui en même temps que le cuivre et l’argent, mais plus rare que ces derniers. C’est par le feu que l’on sépare l’or de ces trois autres métaux. Cette dernière précision est importante : chez Platon, l’adamas n’est pas le diamant qui, lui, ne résisterait pas à l’épreuve de la flamme (cf. ib. p.74 : "Platon ne mentionne pas de diamants" disait. L.Robin [O.C. de Platon, II, n.4 de la p.415], "le sens de ‘diamant’ [étant] plus tardif" ; É.Chambry (trad. du Sophiste…, GF, Paris 1969, p.507) pécisait que "le mot adamas ne se trouve pas dans cette acception (diamant) avant Théophraste."). La première précision que donnait Platon dans le Politique est que l’adamas est un métal pur. Ce ne peut donc être l’acier.
    Bref, l'adamas n'est ni diamant ni acier - malgré les traductions courantes.
  2. Le deuxième texte, Timée 59b4-5, nous dit que "le nœud de l’or ("on nomme "nœud", en terme de métallurgie, la partie la plus dure du métal", T.H. Martin cité par J.Moreau [O.C.de Platon, II, n.4 de la p.481]), qui par sa densité (cf. T.H.Martin [Études…,II, p.259] : "Remarquons que Platon semble croire que la dureté, c’est-à-dire la cohésion des parties, est toujours proportionnelle à la densité. C’est une erreur.") est ce qu’il y a de plus dur et qui est de couleur noire, a été appelé adamas" (Trad. J.Moreau. Pour la couleur de l’adamas, nous verrons plus loin que, chez Hésiode, l’adamas est clair, d’un blanc terne)...

Donc, même si ce métal ne semble correspondre à aucun métal connu, l’adamas est, chez Platon, un métal déterminé : métal pur, précieux, noir, très dur, qui a un rapport étroit avec l’or, et plus rare que l’argent et le cuivre.

Un métal indomptable

Il nous paraît peu vraisemblable que l’adamas soit, comme le pense A. A. Barb (art.cit. p.73 n.2 : "Pindare et Platon semblent employer 'adamas' et 'sideros' comme des synonymes", et voir, aux pages 73-74, l'analyse des textes du Politique et du Timée), le fer. Le grec a pour le fer un mot très employé : σίδηρος. D’autre part, le fer n’est pas plus rare que l’argent ou le cuivre. Ce que le fer et l’adamas ont en commun, c’est la dureté : il leur arrive d’être associés de ce point de vue (ainsi Gorg. 509a1. A.A.Barb semble s’appuyer sur ce texte et sur le fgt 123 Snell de Pindare pour faire de l’adamas un synonyme du fer.). Dans ce cas, l’adamas a un emploi métaphorique : ici, des "raisons de fer et d’adamas" lient des vérités (il faut remarquer que Socrate prévient Calliclès de la hardiesse [É.Chambry], la prétention [A.Croiset], l’énergie [L.Robin] de la métaphore) ; là, Glaucon affirme que personne "ne serait de nature assez ada­mantine pour persévérer dans la justice" alors qu’il peut impunément commettre des injustices (Rép.II, 360b4-5 [trad.Baccou]) ; plus loin, il faut garder une opinion "avec une inflexibilité adamantine" (ib.X, 618e4sqq. [trad.Baccou], persévérant dans leur erreur, Robin donne "dur comme fer", et Chambry "dur comme l'acier") ; ailleurs, l’adamas apparaît comme critère de l’inflexibilité, de l’inalté­rabilité maximales, comme dans l'Épinomis (982b7-c3).

Que le terme soit pris dans son emploi minéralogique ou dans son emploi métaphorique, son étymo­logie paraît constamment exploitée, malgré A.A.Barb (op.cit. p.66sq.) qui récuse cette étymologie : l’a-damas, c’est l’indomptable (A.Diès, éd. et trad. du Politique (Les Belles Lettres, Paris 1935), p.75 n.1), l’invincible, ce qui ne peut être soumis, etc. Il semble que cette étymologie confère au terme sa valeur sémantique fondamen­tale.

D’ailleurs, Platon, dans l’emploi métaphorique du terme, ne fait que reprendre une métaphore attestée depuis Hésiode. Ainsi, la poitrine d’Eurybié renferme "un cœur (θυμόν) d’adamas" (Hésiode Théogonie, 239) et les hommes de la race de bronze ont, eux aussi, "un cœur d’adamas" (Hésiode Travaux, 147) ; un fragment de Pindare contient la même image : il "s’est forgé un cœur (χαρδίαν) en adamas ou en fer" (Pindare fragment 123 Snell, cité par A.A.Barb, art.cit., p.67 n.1) ; quant à Hérodote, il rapporte un oracle dans lequel la Pythie proclame : "Je vais de nouveau t’annoncer ma parole (ἔπος), elle est d’adamas" (Hérodote VII, 141). L’adamas fait d’un cœur un cœur impitoyable et inflexible, d’une parole une parole irrévocable et fatale. C’est encore d’adamas que sont faits les "infrangibles entraves et les liens" dans lesquels Héphaistos doit, malgré lui, enchaîner Prométhée (Eschyle Prométhée enchaîné, 6 ; trad. É.Chambry modifiée [GF, Paris 1964]. Voyez aussi les vers 64 et 148) ; "le seul autre titan que j’aie vu jusqu’ici dompté par la douleur dans d’ignominieuses chaînes d’adamas", dit le chœur, "c’est Atlas, ce dieu aux forces prodigieuses, qui soutient sur son dos la terre et le pôle céleste" (ib. autour du vers 426, trad. É.Chambry modifiée). Ici aussi, quand même l’adamas est pris au sens propre, il ne faut pas oublier son étymologie : pour dompter Atlas, "dieu aux forces prodigieuses", il fallait que les chaînes fussent en adamas, en "indomptable". Il n’y a que l’indomptable pour dompter un dieu prodigieusement fort.

Un métal eschatologique

Que l’adamas soit présent dans un contexte eschatologique, cela non plus n’est pas nouveau. L’adamas est un métal que les Moires connaissent bien. Sophocle, en effet, nous apprend que "la Destinée (αἶσα, la destinée, est synonyme de μοῖρα : cf. P.M. Schuhl op.cit., p.143 ; mais nous reviendrons sur μοῖρα plus tard) tisse avec des navettes d’adamas" (Sophocle fragment 604 Nauck, cité par P.M. Schuhl, op.cit., p.149 n.1). Ce que tisse la Moire est, par conséquent, irrévocable, comme la parole de la Pythie. Dans le mythe d’Er, c’est une partie du fuseau qui est en adamas. Or, avant que Platon en fasse la propriété de Nécessité, le fuseau est l’emblème des Moires (cf. P.M.Schuhl La fabulation platonicienne, P.U.F., Paris 1947, p.85). L’adamas est donc déjà une des composantes essentielles des instruments des Moires. De ce point de vue, Platon ne fait que prolonger une tradition dont Sophocle témoigne.

Un métal cosmologique

Cronos_armé_de_la_faucilleMais que vient faire l’adamas dans un texte cosmologique ? S’il est clair qu’il est traditionnellement un "métal eschatologique", en quoi est-il un "métal cosmologique" ? Qu’est-ce qui confère à ce métal un rôle cosmologique ? Il semble que là encore Platon soit l’héritier d’une tradition bien établie. C’est en effet Hésiode (Platon "utilise souvent Hésiode", dit Proclus dans son commentaire [op.cit., p.158]) qui nous fait connaître la fonction essentielle de l’adamas. D’ailleurs, les premiers textes grecs connus où apparaît l’adamas sont ceux d’Hésiode. On peut classer les occurrences hésiodiques de ce terme en trois groupes.

Dans le premier groupe, l’adamas est la matière, métaphoriquement, du "thumos" de telle divinité ou de tel homme, comme nous l'avons vu tout à l'heure. Dans le deuxième groupe, l’adamas est proprement un métal (Théogonie 161, 188 et Bouclier 137, 231), mais un métal clair : il est blanc-grisâtre (Théogonie 161 : πολιός) et pâle (Bouclier 231 : χλωρός).

C’est dans le troisième groupe (Théogonie 161, 188) – qui n’est en fait qu’un sous-groupe du deuxième – qu’Hésiode nous livre la valeur foncièrement cosmologique de l’adamas, qui se situe dans le contexte de la théocosmogonie hésiodique. Celle-ci décrit l’’’histoire du monde", depuis son origine jusqu’à l’avénement de la puissance de Zeus. L’adamas intervient au tout début de cette histoire. Il est la matière (τὸ γένος) que crée Gaïa pour en faire l’arme au moyen de laquelle son fils Cronos mutilera son père Ouranos et mettra fin à son règne (Cronos, selon P.Diel [Le symbolisme dans la mythologie grecque, Payot, Paris 1966, p.113], est "le fils le plus indomptable" de Gaïa. L’expression est pour le moins heureuse !). La fonction mythique originelle de l’adamas est de mettre un terme à la fécondité odieuse et désordonnée d’Ouranos – fécondité dont souffraient Gaïa et ses fils (Hésiode Théog.159sq. Cf. M.Éliade Traité d’histoire des religions, Payot, Paris 1974 [nouv.éd.], §23.). En "fauchant" (ib. 180sq. C’est une faucille (ᾅρπη 175, 179 et δρέπανον 162) que Gaïa a fabriquée à partir de l’adamas créé pour l’occasion [161sq.]. Sur le symbolisme de cet instrument, cf. P.Diel loc.cit.) les organes génitaux de son père, Cronos rend impuissant Ouranos, en tant que ce dernier était principe de désordre. Ainsi le Temps devient le maître du monde (Le rapprochement entre Cronos et ‘chronos’ est déjà fait dans l’orphisme [cf. G.LEGRAND Les Présocratiques, Bordas, Paris 1970, p.24 n.3], puis par l’auteur du De Mundo, 401a15. Il a été continuellement repris, par exemple P.DIEL op.cit. p.113.) ; "le principe qui met fin au règne d’Ouranos est la progression temporelle, la nécessité évolutive elle-même" (P.Diel loc.cit.) ; et l’ordre règne dans le monde. On voit bien l’importance cosmique de l’adamas : il est la matière de l’instrument de la mise en ordre du monde – instrument du temps.

De cette histoire se dégage un des caractères essentiels de l’adamas : son caractère sexuel. Celui-ci est déjà manifeste au niveau de l’analyse étymologique du terme. La femme ou la déesse qui ne se laisse pas soumettre par un homme ou un dieu est ἀδάματος (c’est ainsi qu’ἀδάματος peut signifier ‘vierge’ ; cf. Sophocle Ajax, 450). En effet les verbes δαμάζω et δάμνημι, employés déjà par Homère puis par Hésiode, signifient à la fois "soumettre par les armes", "vaincre par le combat" (Homère Il.I, 61 ; VI, 159 ; IX, 118 ; XVI, 816, 845 ; XXI, 90 ; XXII, 176, 446 ; etc. Hésiode Théog. 332, 490, 857, etc.), mais aussi "soumettre érotiquement" (Homère ib. XVIII, 432, etc. ; Hésiode ib. 327, 374, 453, 962, 1000, 1006, etc. D’ailleurs, Éros n’est-il pas "le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres, et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte (nous soulignons) le cœur et le sage vouloir" (ib.120-123, trad. P.Mazon, Les Belles Lettres, Paris 1928) ?). C’est pour ne plus subir la loi érotique d’Ouranos, pour n’être plus violemment domptée, que Gaïa fabrique l’indomptable adamas, et en fait un instrument castrateur. L’adamas est la négation de la puissance, de la violence virile, en tant qu’elle est principe de désordre. Cette puissance/violence virile sera remplacée par une puissance féminine, Nécessité. Pour la petite histoire : Adamas est le nom d’un homme qui a subi la castration (Aristote Politique, V, 10, 1311b22 sq.). Cette castration d’Ouranos aura pour effet de fixer et de figer une distance entre Gaïa et lui, entre terre et ciel – distance infranchissable.

Le rôle cosmologique de l’adamas est évident : c’est par lui que s’instaure d’une façon fixe et définitive la distance entre le ciel et la terre. Grâce à lui, la relation terre/ciel se stabilise définitivement. Cette stabilisation coïncide avec l’avènement de la souveraineté du Temps (lorsque Platon dit que "le temps est né avec le ciel" [Timée 36b6], il s’agit, hésiodiquement parlant, du ciel mutilé, du ciel stabilisé) ; et l’instrument de cette stabilisation et de cet avènement, c’est une faucille en adamas, ou, plus précisément, tout objet crochu pour saisir et couper, instrument agricole (Hésiode était un agriculteur). La figure de cet objet n’est pas sans rappeler le crochet du fuseau de Nécessité (Rép.X, 616c6).

Qu’une tige d’adamas symbolise l’axe du monde, cela n’a donc rien d’étonnant. À partir d’Hésiode, l’adamas peut symboliser la stabilité des relations des parties du monde entre elles, l’ordre cosmique inébranlable.

L’adamas figure donc dans le mythe d’Er, non seulement pour son étymologie, mais aussi pour les contextes eschatologique et cosmologique traditionnels où il est installé depuis fort longtemps. Contexte eschatologique : les instruments des Moires sont faits d’adamas ; contexte cosmologique : l’adamas est le garant de l’irréversibilité de l’ordre du temps et de l’inébranlabilité de l’ordre du monde.

On pourra nous reprocher de solliciter, pour comprendre la fonction cosmologique de l’adamas, un texte hésiodique (Théog. 154 sqq.) que Platon, par ailleurs, désapprouve formellement. En effet, "c’est faire le plus grand des mensonges sur les êtres les plus augustes que de rapporter contre toute bienséance qu’Ouranos a commis les atrocités que lui prête Hésiode et comment Kronos en a tiré vengeance" (Rép.II, 377e6-378a1, trad. Chambry). Nous manifesterons l’inconsistance de ce reproche en faisant remarquer que "cette critique de la mythologie considérée comme immorale était devenue au IVème siècle […] un lieu commun » (R.Flacelière, éd. de Cinq discours d’Isocrate, P.U.F., Paris 1961, p.53). En effet, d’une part, quand même Platon reprend cette critique à son propre compte, elle n’est qu’une reprise de ce que pouvait dire, par exemple, Xénophane, et de ce que dit Isocrate à peu près en même temps que Platon (sur les rapports entre le Busiris et la République, cf. A.Diès, introduction à la République, Les Belles Lettres, Paris 1932, pp.CXXVIII à CXXXIV), bien que dans une autre intention (cf. R.Flacelière loc.cit.). Mais surtout, d’autre part, Platon, lorsqu’il formule cette critique, parle en tant qu’éducateur et ne vise que la valeur morale exemplaire des mythes. Il ne juge pas le mythe pour tout ce qu’il dit, mais seulement pour ce qu’un jeune pourra en retenir : "la jeunesse est en effet incapable de discerner ce qui est symbole et ce qui ne l’est pas" (Rép.II, 378d7-8, trad. Robin). Or nous avons sollicité le texte d’Hésiode précisément pour comprendre la valeur symbolique de l’adamas. C’est pourquoi il y avait "nécessité d’en parler" (ib. 378a4 sqq.). C’est pourquoi aussi Platon, lorsqu’il vient à parler de l’adamas, se garde bien de faire quelque allusion trop flagrante au mythe hésiodique ; ainsi celle-ci ne sera perçue que par un très petit nombre d’initiés (cf. ib. 378a6).

(épisode suivant)


 

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29 juillet 2020

Cosmologie et eschatologie

   À propos du mythe d'Er, 16
(épisode précédent)

Le "voyage" d'Er comprend quatre étapes :

  1. le lieu du jugement des âmes
  2. le lieu "pan-oramique" (panorama cosmique)
  3. le lieu du choix des vies
  4. le lieu de la palingénésie

Que se passe-t-il à la seconde de ces étapes, dans le lieu "pan-oramique" (panorama cosmique : Rép.X, 616b1-617d1). La tradition du commentaire fait de ce passage un texte à portée cosmologique.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ananka_i_Mojre.JPGAu centre de la scène, se dresse le fuseau de Nécessité dont on connaît d’abord la tige et le crochet qui sont en pur adamas (ib.616c5-6), et ensuite le peson multiple qui est un alliage d’adamas avec d’autres métaux (ib.616c6-7). La tige, c’est l’axe du monde ; le peson, le monde. "La signification (cosmologique) de ce mythe est, d’ailleurs, en tout point, transparente ; comme le fait remarquer Théon de Smyrne [Expositio…, éd. J.Dupuis, pp.232-5], "les gaines [c’est ainsi que P.Duhem traduit ce qui est d’habitude rendu par ‘pesons’ : σφονδύλοι] creuses, emboîtées les unes dans les autres, qui entourent l’axe du fuseau sont les sphères des astres, savoir, à l’intérieur, les sept sphères des astres errants, et, à l’extérieur, la première sphère, celle des étoiles fixes"" (P.Duhem Le système du monde, Hermann, Paris 1913, tome I, p.62). C’est pourquoi le lieu où sont les âmes, lorsqu’elles voient le fuseau, peut ts bien être appelé "pan-oramique". Les âmes voient le Tout symbolisé dans un fuseau (Cf. A.Rivaud Histoire de la philosophie, P.U.F., Paris 1948, tome I, p.184 et surtout "Le système astronomique de Platon" in Revue d’Histoire de la Philosophie, janv.-mars 1928, pp.1-26, où l’auteur montre que le fuseau est une sorte de "mécanisme propre à figurer les mouvements célestes". "Seulement, et c’est ce qui fait tout le mystère du texte, Platon passe constam­ment de sa machine planétaire au ciel véritable".). Quelle que soit l’importance cosmologique de ce passage, nous ne pouvons pas l’isoler de son contexte eschatologique, c’est-à-dire mythique. De nombreux commentateurs vont pourtant se limiter à l’interprétation strictement cosmologique de ce passage. Ainsi, par exemple, P.Duhem (op.cit. pp.59-64), et, avant lui, P.Tannery ("Le mythe d’Er le pamphylien" Revue Philosophique, t.XI (1881), p.283sqq. ; repris in Mémoires Scientifiques, 1925, t.VII, p.45sqq.) ; de même que L.Robin (Platon, pp.148sqq.) ; etc.

 

Le seul point de vue cosmologique laisse penser que le mythe d’Er suffit pour connaître le déroulement du deuxième moment de la seconde eschatologie (cf. l'épisode 4). En fait il n’en est rien. Deux textes doivent être sollicités pour une pleine compréhension de ce qu’est la contemplation du fuseau de Nécessité. Que voient les âmes lorsqu’elles passent devant le fuseau ? Elles voient une structure harmonieuse, un emboîte­ment (cf. Rép.X, 616d4 et tout le passage). Quel est donc l’intérêt pour les âmes de contempler cette structure harmonieuse ? Est-il légitime de séparer ce passage du reste du mythe sous prétexte qu’il faut distinguer entre astronomie et eschatologie, tout en constatant que, dans le mythe d’Er, "la destinée des âmes apparaît liée à l’ordre cosmique universel" (L.Robin Platon, p.134 ; p.148, l’auteur fait le même constat, mais aussi, hélas!, la même séparation) ? En fait le "passage cosmologique" du mythe d’Er se justifie du point de vue eschatologique de deux façons.

Tout d’abord, à l’intérieur de la République, Socrate ne dit-il pas que "peut-être il y a dans le ciel un paradigme [de la cité idéale] pour qui veut le voir et, le voyant, poser les fondements de sa propre existence ; il est indifférent que cette cité existe ou doive exister quelque part, car il réglera son action sur les [lois] de cette cité seulement, et sur celles d’aucune autre" (Rép.IX, 592b2-5 ; sur le début de ce passage, voir V.Goldschmidt "Le paradigme dans l’action" in Questions platoniciennes, Vrin, Paris 1970, pp.82sq. et n.25 à 27) ? N’est-ce pas en contemplant avec un regard qui sait voir le fuseau de Nécessité que l’âme pourra "poser les fondements de sa propre existence", de l’existence qu’elle va choisir juste après avoir contemplé le fuseau ? Il est clair que ce passage du livre IX annonce le mythe d’Er, et plus précisément son passage "cosmologique". Proclus (op.cit. p.41) avait déjà fait le rapprochement. D’autre part, en envisageant la République dans son ensemble, on doit remarquer que les premiers mots du dialogue qui concernent la justice, c’est Céphale qui les prononce en parlant de ces "mythes que l’on raconte concernant le royaume d’Hadès" (I, 330d7-8) ; aussitôt après, Socrate pose le problème de la définition de la justice. C’est donc une référence aux mythes eschatologiques traditionnels (tel, à peu près, celui du Gorgias) qui inaugure le thème qui soustend le dialogue dans son entier. Celui-ci s’achève par un mythe eschatologique qui rejoint le niveau de la tradition mythique d’où part le dialogue, mais une fois effectué le détour fondamental de la philosophie, amorcé au livre II, qui lui confère une portée que n’avaient pas les premiers. Le passage "cosmologique" du mythe d’Er est un des éléments essentiels par lesquels la philosophie enrichit la mythologie.

Bien sûr, "la Cité 'idéale' ne se confond pas avec son 'Modèle dressé dans le ciel'" (V.Goldschmidt, La religion de Platon, Paris ; P.U.F., 1949 ; repris in Platonisme et pensée contemporaine, Aubier, Paris 1970, p.104), et le fuseau n’est pas la cité idéale. Le fuseau est plutôt un modèle de justice, en ce sens que ses différentes parties (les pesons emboîtés et la tige) fonctionnent avec une harmonie parfaite (cf. P.Lachièze-Rey Les idées morales, sociales et politiques de Platon, Vrin, Paris 1951, p.36 sq.). Modèle de la cité juste où chacun accomplit sa tâche (cf. C.Tsatsos La philosophie sociale des grecs anciens, Nagel, Paris 1971, p.139 ; et L.Robin "Platon et la science sociale" in La pensée hellénique…, P.U.F., Paris 1942, p.210) ; modèle de l’âme juste dont chaque élément accomplit son œuvre propre (cf. L.Robin La morale antique, P.U.F., Paris 1963, p.141). Ainsi le passage "cosmologique" se situe bien entre le jugement et l’exécution de la sentence, d’une part, et, d’autre part, le choix de la nouvelle vie. Car si "le paradigme apparaît comme un principe d’inspiration plutôt que comme un modèle qu’on puisse, trait pour trait, reproduire dans une 'copie conforme'" (V.Goldschmidt Questions platoniciennes, p.85 ; cf. Rép.V, 472b7-e2), le fuseau de Nécessité est là pour que les âmes s’inspirent de la justice qu’il concrétise, au moment où elles devront choisir une nouvelle vie.

La deuxième façon de justifier eschatologiquement le passage "cosmologique" du mythe d’Er consiste à considérer que le fuseau a pour fonction de figurer pour les âmes quelque chose qui leur rappelle leur vie préhumaine, avant leur première chute sur la terre, telle que le Phèdre la décrit (Phdr 246a3-248c2). De même que leur première existence est déterminée par le degré de leur contemplation de la réalité supracéleste, de même chaque nouvelle existence (c’est-à-dire le choix que chaque âme va opérer) est déterminée par la plus ou moins bonne qualité de la vision que les âmes ont du fuseau. Cette vision sera de bonne qualité si elle s’accompagne du souvenir de ce que l’âme a vu avant sa première chute. Et si le fuseau peut être l’occasion de ce souvenir, c’est parce qu’il est ce modèle dont nous avons parlé, modèle qui se substitue à cette "Justice en elle-même" que contemplent les âmes divines et que certaines âmes non divines ont pu, avec peine, contempler (Phdr 247d5-6, et cf. 249c). Il faut remarquer que le même verbe καθορᾶν est employé dans ce passage du Phèdre et dans le mythe d’Er, lorsque les âmes voient, de loin, la lumière où se trouve le fuseau (616b4 ; cf. aussi ἰδεῖν...κατά... 616b7). Ailleurs ce verbe a pour complément d’objet τήν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν (Rép.VII, 526e1, et cf. 516b6). En règle générale, on peut dire que ce verbe, qui s’emploie chez Homère (par exemple Il.VII, 21) lorsque le spectateur est sur une hauteur et regarde vers le bas, a perdu chez Platon ce sens primitif et désigne une vision de qualité. Outre les textes de la République et du Phèdre déjà cités, on peut mentionner un passage des Lois (IV, 715d4-6) où ὁρᾶν désigne la vision d’une ruine, et καθορᾶν celle d’un salut.

Il est donc clair que le passage "cosmologique" du mythe d’Er n’est pas un texte où Platon a seulement voulu glisser les résultats de ses recherches astronomiques. Ce passage est partie intégrante de l’eschatologie platonicienne.

(épisode suivant)


 

 

29 juillet 2020

Récapitulations et compléments...

 À propos du mythe d'Er, 15
(épisode précédent)

Épisodes 12 à 14

 

récapAinsi le détour, que d’aucuns jugeront prolixe et sans intérêt, mais que nous avons effectué dans le but de chercher le sens des mots qu’emploie Platon pour nous présenter le personnage d’Er, ce détour nous a permis de mieux cerner ce personnage que les critiques ont, dans l’ensemble, laissé dans l’ombre d’un hasard postulé. À l’inverse, nous avons posé comme principe de lecture que chaque mot a une véritable charge sémantique et apporte au texte sa part de déterminations. Ainsi l’analyse du jeu de mots qui ouvre le mythe nous a laissé entrevoir l’intention de Platon, l’optique où il se place en écrivant le mythe d’Er, et, en même temps, la complexion générale de la personnalité d’Er. Puis, nous attachant à la détermination d’Er comme ἀνήρ, nous avons vu ce qu’Er a de commun avec l’"évadé de la caverne". Dans un troisième temps, nous avons pu noter comment la détermination d’Er comme (bon) guerrier lui octroie la qualité de (bon) citoyen. Ensuite, nous avons découvert que son nom désigne et atteste sa fonction. Enfin, une courte analyse de son origine nous a conduit à l’affirmation, renouvelée, de la virilité comme qualité essentielle de notre personnage. Si jamais notre principe de lecture ne suffisait pas à justifier notre enquête préparatoire sur le personnage d’Er, les résultats de cette enquête pourraient à eux seuls manifester a posteriori la raison d’être et, disons-le, la nécessité d’une telle recherche.

Épisodes 4 à 9

Quant au mythe lui-même, c’est-à-dire au récit de ce qu’Er a fait, vu et entendu "là-bas", nous l'avons contextualisé dans la globalité de la problématique eschatologique platonicienne, pour enfin en dévoiler la structure. Il s'est avéré, lors de l'épisode 5, que celle-ci est "poréïologique" : le récit que fait Er est celui d'un voyage.

Ceci dit, il est impropre de parler directement de mythe : c’est seulement après que le récit d’Er est terminé que Socrate parle de mythe (Rép.X, 621b8 sqq.). Avant qu’Er ait pris la parole (en fait, c’est Socrate qui dit ce qu’Er a dit : il s’agit d’un discours indirect), Socrate parle d’un récit (ἀπόλογος) : "dès qu’il fut revenu à la vie", dit Socrate, "[Er] dit [ἔλεγεν] ce qu’il avait vu là-bas" (Rép.X, 614b7-8). Pour que l’on sache bien que c’est, en fait, Er l’auteur du récit, Socrate parsème le rapport qu’il en fait de verbes tels que λέγειν (ib. 614b7 donc, mais aussi 615c2 et 616d2 : ἔλεγεν), φάναι (ib. 614b8, 615a6, 615c5, 615d2 et 619b7 : ἔφη), διηγεῖσθαι (ib. 615c4 : διηγεῖτο. Sur la διήγησις, cf. Rép.III, 392c6-398b9 où Platon distingue la διήγησις en général [ce que dit le poète et le "mythologue", en tant que forme du discours, λέξις] et la ἁπλῆ διήγησις [sorte de λέξις, elle s’oppose à la μίμησις, parce que le poète y parle en son nom propre]. Cf. aussi G.Genette, "Frontières du récit", dans Communications, Seuil, Paris 1966, 8, p.152 et suivantes. D’autre part, il faut remarquer que, dans notre texte, διηγεῖσθαι est aussi employé pour désigner l’activité des âmes lorsqu’elles se font entre elles le récit de leur voyage de mille ans [614e6 et 615a4]. Ce récit est dû au souvenir d’un "vécu" récent [cf. 615a1 : ἀναμιμνῃσκομένας]. Enfin une dernière occurrence de ce verbe semble signifier que la διήγησις implique la longueur du récit détaillé, alors que la φάσις [de φάναι] désignerait un récit qui ne livre que l’essentiel [615a4-6]) et enfin ἀγγέλειν (Rép.X, 619b2 : ἤγγελλε. Ce passage est un rappel de 614d1-3), verbes dont le sujet grammatical est toujours Er.

Ainsi le récit d’Er se situe entre la partie qui le prépare et celle où il est appelé "mythe" par Socrate. Il semble donc que ce soit ce récit qui permette le passage d’ἀπόλογος à μῦθος (Pour L.Robin [qui contrevient ici à sa règle de traduction énoncée op.cit. p.XVII] et L.Saint-Michel, il semble qu’il n’y a pas de passage, puisqu’ils traduisent ces deux termes par un même mot [L.Robin donne "récit", et L.Saint-Michel "histoire"] - ce qui est tout à fait injustifié). Mais ici il faut distinguer, dans ce qui sépare les deux parties (préparatoire et concluante), ce qui relève du récit d’Er et ce qui en constitue le commentaire par Socrate. En effet, le récit d’Er est coupé à deux reprises par des paroles que Socrate prononce non plus exclusivement en tant que rapporteur du récit, mais en tant que sage qui réfléchit sur la signification philosophique de ce récit (Rép.X, 618b6-619b1 et 619d7-e5 ; nous verrons dans un prochain épisode le statut d'exégète de Socrate). Cette structure n’est pas sans rappeler celle du mythe eschatologique du Gorgias (523a1-527e7) dont le plan se laisse déterminer par l’alternance du mythe et du commentaire. Mais, si dans ce mythe l’alternance ne laisse subsister aucun ambiguïté, dans notre texte de la République, il est un passage où le récit et le commentaire semblent s’entrelacer, se mélanger (Rép.X, 619b7-d7). D’autre part, alors que dans le Gorgias l’alternance est constitutive de la structure, dans la République elle n’est ni assez nettement marquée, ni suffisamment répétée pour cela. C’est donc à un autre type de critère que nous devrons recourir pour dégager la structure de notre texte. Tout ce que nous savons, c’est qu’il y a deux hors-récit (ib. 614b2-8 et 621b8sqq.) et que le récit est coupé par le commentaire de façon plus ou moins marquée.

Il s'est avéré que la structure du mythe d'Er est "poréïologique" (néologisme construit sur le terme πορεία, voyage), avons-nous dit : le récit que fait Er est bien celui d'un voyage. Et c'est grâce à une analyse des verbes de mouvement, que nous avons pu restituer la structure du mythe, lors de l'épisode 9.

Épisodes 10 et 11

Il y a dans le récit que fait Er un moment très particulier qui conduit à un paroxysme puissant, le moment où l'on évoque le sort d'Ardiée, tyran absolu. Nous avons vu comment ce moment peut être considéré comme l'une des clés de voûte du mythe d'Er. Il y aura d'autres clés de voûte !

Épisode 3

Relisant un vieux document (soutenu en 1894 et publié en 1896), nous avons inauguré une série de relectures ou tout simplement de lectures centrées sur notre mythe...

Les prochains épisodes seront consacrés à :

  • ce que voit toutes les âmes, dans le lieu "pan-oramique" (Rép.X, 616b1 sqq.) ;
  • la distribution des rôles entre les acteurs de ce qui s'y joue, sachant que nous avons commencé ce travail en présentant le narrateur (épisodes 12 à 14) ;
  • les trois grandes fonctions de notre mythe : guerrière, religieuse et politique ;
  • enfin, comme en annexe disséminée, quelques lectures et relectures qui donnent plusieurs point de vue sur le mythe d'Er.

(épisode suivant)


 

 

27 juillet 2020

La fonction d'Er, messager de l'au-delà

 À propos du mythe d'Er, 14
(épisode précédent)

Ainsi, au cours des deux derniers épisodes (À propos du mythe d'Er, 12 et 13), avons-nous pu entrevoir le sens de certains termes qui, pour être banals, n’en sont pas moins signifiants. Nous avons d’abord vu qu’ἂλκιμος renvoie à la vaillance homérique, qu’ἀνήρ fait référence à une virilité plus morale que physique (au sens où le français oppose ces deux termes), et, enfin, que la mention d’une guerre, tout en actualisant le sens d’ἂλκι­μος, montre la portée politique de notre texte (récit d’un citoyen de valeur) et de son commentaire par Socrate – cet ensemble formant la conclusion du dialogue dont le nom grec est Politeia, et le thème débattu la justice. Mais avant de revenir au mythe lui-même – c’est-à-dire à ce que dit Er –, il nous faut poursuivre l’enquête préparatoire et nous demander pourquoi celui qui raconte se nomme Er, et pourquoi il est né en Pamphylie ; nous demander en quoi cette identité – nous dirions aujourd’hui "état civil" – donne à Er le droit, la capacité à dire le mythe.

Le nom d'Er

Ἠρός (ou plutôt Ἦρ ou encore Ἤρ [apparemment mieux vaudrait concevoir ἠρός comme le génitif de ἦρ, qui semble meilleur que ἤρ, en accord avec le texte biblique des Septantes (voyez infra la note 52), et malgré Bailly]) : ce nom ne se retrouve nulle part ailleurs dans la littérature grecque antéplatonicienne connue. De fait, il ne semble pas être grec mais seulement hellénisé et d’origine hébraïque, ou peut-être plus largement sémitique : עֵר. En effet, on trouve ce nom dans trois séries de textes bibliques :

  1. Er est le nom du fils aîné de Juda, fils de Jacob. Son histoire tient en quelques mots : « Juda prit une femme pour Er, son premier né. Elle avait nom Tamar. Mais Er, le premier né de Juda, déplut aux yeux de Iavhé et Iavhé le fit mourir » [Gen. XXXVIII, 6-7 ; cf. Chr. II, 3]. Puis nous apprenons que c’est au pays de Canaan qu’il mourut [Gen. XLVI, 12 ; Nbres XXVI, 19. La mère d’Er est cananéenne (Gen. XXXVIII, 2-3 ; cf. Chr. II, 3)]. Voilà tout ce que nous savons d’Er, de cet Er-là. Nous ne savons pas pourquoi il déplut à Iavhé à en mériter la mort. [Gen. XXXVIII, 3-7 ; XLVI, 12 ; Nbres XXVI, 19 ;I Chr.II, 3].
  2. Er est le nom d’un fils de Shelah, fils de Juda. Ce deuxième Er ne doit pas être confondu avec le premier (Le premier Er est mort sans descendance, alors que le second est « père de Lékah » [I Chr.IV, 21]. Mais voyez E.Dhorme, La Bible. Ancien testament, Gallimard, Paris 1956, tome 1, p.1266, n.21), dont il est le neveu. [Chr.IV, 21].
  3. Er est le nom d’un ancêtre de Jésus-Christ. L’évangéliste – qui ne fait sûrement que translittérer de l’hébreu au grec – orthographie ὁ Ἤρ (Les Septantes firent de même pour les occurrences de ce nom dans l’ancien testament) [Luc III, 28].

Nous avons donc là trois personnages distincts portant le même nom. Ce qui tend à montrer que ce nom était courant : il nomme un fils de Juda, un petit-fils de Juda et un personnage qui fait partie de la vingt-sixième génération après Juda (Suidas pointait déjà le caractère hébraïque de ce nom ; cf. aussi A.E.Chaignet, La vie et les écrits de Platon, Paris 1871, p.389, n.1).

En hébreu, עֵר,‘er’ – comme mot – signifie "celui qui veille sur, qui observe, qui regarde attentive­ment", et, plus vaguement, "celui qui regarde, qui voit". Ce mot s’apparente à la racine Fορ qui désigne originairement l’action de "prendre soin de, surveiller", d’où "observer" – et que l’on rencontre dans le grec ὁράω (cf. A.J.Festugière, op.cit., p.13 et n.1). Or quel est le contenu formel du mythe ? C’est "ce qu’il [Er] a vu là-bas" (Rép.X, 614b7-8). Regar­der, observer, telle est la fonction d’Er. Ceci, Platon le répète à plusieurs reprises au cours du mythe (ib. 614d3, 619e6, 620a3, 620a6, 620a7, 620c1). Mais, avant même qu’il écrive en termes explicites quelle est la fonction d’Er, Platon l’indique dans le nom-même de celui dont Socrate raconte l’histoire : Er n’est là que pour observer. Et c’est ce rôle d’observateur qui, prolongé par celui de "messager auprès des hommes", rend possible et nécessaire sa résurrection (ib. 614d1-3 ; cf. 614b7-8 : dès qu’il est revenu à la vie, Er raconte ce qu’il a vu dans sa mort). Dans la mort, Er n’est qu’une paire d’yeux et une paire d’oreilles ; ressuscité, il n’est que la voix qui parle de ce qu’ont vu les yeux et entendu les oreilles dans la mort - la voix du messager de l’au-delà.

Nous ne soulèverons pas le problème de savoir si Platon connaissait ou non une langue sémiti­que occidentale (cananéen, phénicien, hébreu, araméen ou syriaque), bien que notre analyse suppose une telle connaissance. Nous nous contenterons de rappeler combien Platon aime à jouer sur les noms propres. Ce jeu n’est pas gratuit : il charge le nom d’une signification plus lourde, voire inverse comme dans Apol. 25c1-4 (inversion) ; il confirme (ironiquement?) le sens (évident) d’un nom comme dans le Banquet 185c4 (isologie) ; il constitue une figure de rhétorique comme dans le même dialogue à 174b4 et suivante (calembour) ; il pose un rapport qui laisse prévoir l’optique générale du texte dont il fait partie comme au début de notre mythe d'Er (cf. Rép.X, 614b2-3) ; etc. En ce qui concerne le nom d’Er, le jeu de mots n’est pas clairement posé. À ce nom répondent les mots qui, disséminés dans le texte, nous livrent la fonction du personnage ; mais à ces mots répond le nom lui-même qui, une fois effectué le détour hébraïque, signifie à lui seul cette fonction. Même si la technique du jeu de mots n’est pas la même ici que dans les exemples relevés plus haut, Platon joue ici aussi sur un nom propre et travaille sur sa signification.

Quelle que soit la valeur intrinsèque de notre analyse, il reste que, grâce à elle, le nom du person­nage qui raconte a un sens, un sens qui indique sa fonction dans le cadre de ce qu’il raconte. Elle nous interdit de penser que c’est un hasard si ce personnage se nomme Er.

Er le Pamphylien

Ainsi le nom est hébreu. Mais, de notre personnage, Platon ne nous donne pas que le nom ; il nous livre aussi son origine : « Er, fils d’Arménios, pamphylien d’origine » (Rép.X, 614b3-4).

Une autre traduction est possible : « Er, fils de l’arménien, né en Pamphylie » ; et une troisième : « Er, l’arménien, né en Pamphylie ». L’argument de L.ROBIN (op.cit., tome 1, p.1444, n.3 de la p.1231), par lequel il rejette cette troisième traduction, n’est pas décisif. Nous n’avons pas soumis à l’analyse les mots τοῦ ἀρμενίου (614b3) pour deux raisons. Tout d’abord à cause de l’incertitude de la traduction, bien que la tendance générale soit de traduire par "fils d’Arménios". Mais, quand même cette traduction semble la plus satisfaisante, elle ne doit pas occulter la possibilité des deux autres. La seconde raison est que, au mieux, nous aurions abouti à la solution d’A.Platt ("Plato’s Republic, 614 B" in Class. Review, 1911, pp.13-14) qui identifie Er à Ara fils d’un arménien nommé Aram, qui, selon Moïse de Chorène (Armenian History 1, p.14-15), serait mort en un combat et aurait ressuscité. Dans ce cas, il faudrait opter pour la deuxième traduction. Mais, même si cette identification donne un sens précis à τοῦ ἀρμενίου, il reste que, primo, elle ne nous apporte rien que nous ne sachions déjà, et que, deuxio, l’incertitude de la traduction nous interdit de dépasser le niveau de la pure hypothèse. Enfin, il y a une autre identification à mentionner : celle que fait Clément d'Alexandrie (Stromates V, 710, §24) selon qui Er ne serait autre que Zoroastre. Cette hypothèse relève indubitablement de cette mode orientalisante des premiers siècles de notre ère.

Nous devons maintenant nous demander pourquoi Er est né en Pamphylie et voir si cela confir­me ou non la thèse de l’origine sémitique de ce nom. Malgré L.Robin (loc.cit.), le débat n’est pas sans intérêt : il en va de la signification propre du nom d’Er qui, comme chaque élément du texte que nous lisons, a par hypothèse de travail, un intérêt pour la compréhension philosophique global de ce texte.

La Pamphylie est une plaine côtière longue de quatre-vingt kilomètres et large de vingt-cinq dans sa plus grande largeur (cf. X.de Planhol, De la plaine pamphyliennes aux lacs pisidiens, Paris 1958, p.27). Située sur la route de l’Orient, elle fut très tôt colonisée par les Grecs (cf. C.Brixhe, Le dialecte grec de Pamphylie, Paris 1974 (thèse dactylographiée), vol.3, p.2. La première vague de colonisation grecque (achéenne) aurait déferlé en Pamphylie peu après la guerre de Troie.) qui y trouvèrent une peuplade sémite (cf. K.Lanckoronski, Les villes de la Pamphylie et de la Pisidie, Paris 1893, vol.1, p.3.), parlant le louvite occidental (cf. C.Brixhe, op.cit., vol.1, §73), installée depuis peu, selon D.Arnaud (Le Proche-Orient ancien, Bordas, Paris 1970, p.92) qui propose là une hypothèse qui n’est pas loin d’être gratuite. L’analyse de l’alphabet et du dialecte pamphyliens conduit à reconnaître l’origine sémitique de la civilisation pamphylienne (cf. C.Brixhe, loc.cit. et §17 ; voir aussi les références données par K.Lanckoronski, loc.cit. et n.1). On voit donc que rien n’empêche un individu qui porte un nom sémite d’être originaire de Pamphylie.

D’autre part, il faut rappeler, même si cela semble évident, la signification du nom (grec) des pam­phyliens. Selon la thèse la plus couramment admise, « il s’agirait […] de l’adjectif πάμφυλος, de toutes races, de toutes tribus, devenu ethnique. C’est d’ailleurs ainsi, semble-t-il, que les Pamphy­liens entendaient leur nom, si l’on en juge du moins par cet oracle de Suédra […] : Pamphyliens de Suédra […] qui habitez une terre d’hommes mélangés. Sans confirmer nécessairement cette thèse, l’analyse du dialecte lui apporte […] un solide soutien » (cf. C.Brixhe, op.cit., §71 et notes 1402-1404 ; cf. X. de Planhol, op.cit., p.70.). De ce point de vue non plus, rien n’empêche Er d’être pamphylien.

Rien de plus normal donc qu’un sémite originaire de Pamphylie.

Mais pourquoi la Pamphylie ?

PamphylieOn trouverait tout aussi normal qu’un sémite soit originaire de n’importe quelle autre contrée du Proche-Orient. Il y a deux réponses à cette question, une large et une autre plus précise. La première consiste à souligner le caractère universel de la Pamphylie, caractère révélé dans son nom même, comme nous venons de le voir. L’idée de totalité qui y est contenue n’est, en effet, pas étrangère au mythe d’Er et intervient à des endroits topiques de notre de texte (Rép.X, 614d3, 616b4, 616c5, 617a5-6, etc.). Mais il y a une façon plus précise de répondre à notre question, et, encore une fois, nous nous aiderons de l’histoire et de la linguistique. Nous avons dit que la Pamphylie avait été colonisée par des Grecs vers le XIIème siècle. Mais il y eut d’autres vagues de colonisations grecques ("Le concept grec de colonie [... ] n’implique pas la fondation d’une nouvelle cité en un lieu inhabité, mais n’importe quel établissement en terre étrangère : presque toutes les cités anatoliennes furent colonisées plus d’une fois lors d’expéditions successives", F.Cassola in La parola del Passato, Naples 1954, p.42) dont la plus importante fut celle des doriens qui, aux VIII-VIIèmes siècles, "imposèrent, par leur nombre, des traits doriens à la langue métissée" (C.Brixhe, op.cit., §73. La date de cette vague colonisatrice n’est pas établie avec certitude. Contre Brixhe, cf. F.Cassola, La Ionia nel mondo miceneo, Naples 1957, p.157.) composée de louvite et d’achéen. De fait, l’analyse du dialecte grec de Pamphylie laisse apercevoir des isoglosses avec des dialectes doriens (C.Brixhe, op.cit., § 72. La présence de similitudes entre le dialecte pamphylien et des dialectes éoliens ne doit pas exclure la réalité d’une prédominance linguistique dorienne, l’influence éolienne étant limitée à la ville de Side ; cf. ib., §73 et X.de Planhol, op.cit., p.70-71). D’autre part, il faut revenir à la signification du nom des pamphyliens, et noter que, à côté de la thèse énoncée plus haut, certains philologues et historiens "veulent y retrouver le nom d’une des trois tribus doriennes traditionnelles, celle des πάμφυλοι, et cette désignation reflèterait la prépondérance de la composante dorienne dans la population et le dialecte" (C. Brixhe, op.cit., §71). Il ne s’agit pas ici de discuter cette thèse ni de la confronter à l’autre, mais seulement de remarquer ce qui la rend défendable : la prédominance dorienne en Pamphylie – qui doit être considérée comme une certitude acquise. D’ailleurs les deux thèses ne sont pas contradictoires : la notion de mélange n’exclut pas celle de prédominance de l’un des éléments du mélange.

Cette prédominance dorienne nous renvoie chez Platon à un problème musical important : le choix des modes (cf. Rép.IV, 424c5-6 et la note de L.Robin [op.cit., p.1404 = note 2 de la page 986]). Là aussi le dorien est mis en avant (cf. Rép.III, 399a1-c6 où les modes phrygien et dorien seront les seuls retenus dans la cité, chacun pour sa valeur propre ; et surtout Lachès 188d3-8 où le mode dorien est préféré pour sa grécité en même temps que pour son "harmonie"). Le système damonien avait établi les déterminations éthiques des modes (cf. Th.Reinach, La musique grecque, Payot, Paris 1926, p.44 et suivantes ; E.Moutsopoulos, loc.cit.), et définissait le mode dorien comme celui de la virilité (Cf. Th.Reinach op.cit., p.46 ; et E.Moutsopoulos op.cit., p.74 qui cite Aristide Quintilien ; il faut noter aussi qu’en architecture, l’ordre dorique était opposé au ionique, comme la beauté masculine à la beauté féminine) – caractérisation que l’on retrouve chez Platon. Nous voilà maintenant renvoyés à nouveau ailleurs, et, cette fois-ci, c’est pour revenir au mythe d’Er proprement dit : l’origine pamphylienne d’Er nous avait conduit au dorien qui nous renvoie à la virilité, c’est-à-dire à l’une des déterminations qui font d’Er le porteur du mythe.

Avant d’en terminer avec la Pamphylie, nous ne résistons pas à la tentation de rappeler que cette contrée fut le théâtre de la victoire du général athénien Cimon contre une flotte et une armée perses en 468, à une époque où la flotte athénienne était surtout la force des trières d’Athènes. L’image de la trière apparaît à un endroit important du mythe d’Er...

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27 juillet 2020

Mais quel est donc ce messager de l'au-delà ?

 À propos du mythe d'Er, 13
(épisode précédent)

Le peu que nous connaissons d’Er, et ce que nous venons de voir, nous laisse penser qu’il serait un tel homme, cet homme harmonieux dans les divers moments de sa personnalité, vaillant non seulement devant l’ennemi et la mort, mais aussi dans la mort. C’est lui qui en effet, une fois revenu à la vie, va dire « ce qu’il a vu là-bas » (Rép.X, 614b7-8) ; c’est lui qui va décrire la mort selon le schéma de l’eschatologie platonicienne. La question qu’il faut se poser maintenant est de savoir à quel( s) titre(s) Er est habilité à proférer une telle parole.

La virilité

Or que savons-nous qui puisse nous apporter les éléments d’une réponse ? Er est un ἂλκιμος ἀνήρ mort sur le champ de bataille (lb. 614b3-4). Nous avons vu ce que signifiait ἂλκιμος dans son emploi homérique et nous savons ce que ce terme contient dans son emploi platonicien où il figure comme élément d’un jeu de mots. Mais que signifie ἀνήρ (cf. A.J.Festugière, Contemplation et vie contemplative selon Platon, Vrin, Paris 1939, p.19 sqq.)?

Homère donne déjà à ce mot un sens fort et l’associe à ἂλκιμος. Ainsi exhorte Ménélas (Il. V, 529) : « ᾦ φίλοι, ἀνέρες ἕστε, καί ἂλκιμον ἦτορ ἕλεστε ». Deux vers plus loin, ἀνήρ désigne le combattant qui ne fuit pas mais stimule par sa vaillance celui qui combat à ses côtés. C’est pourquoi l’expression ἂλκιμος ἀνήρ est, chez Homère et si l’on donne à ἀνήρ son sens homérique fort, pléonastique. La virilité de l’homme est une fonction guerrière et se mesure, s’éprouve sur le champ de bataille. On pourra dire que tel guerrier est un ἀνήρ s’il fait preuve de vaillance (Il n’y a qu’un cas où un guerrier peut être un ἀνήρ sans faire preuve de vaillance : lorsque celle-ci le pousserait à combattre ouvertement une divinité. Ainsi les grecs, lorsqu’ils savent qu’Arès combat aux côtés des troyens, reculent devant l’ennemi sans rien risquer perdre de leur virilité. Cf. Il.V, 596-824.).

Chez Platon, être un ἀνήρ, c’est "résister longtemps" et "ne pas fuir" (Théét. 177b3-4), ne pas fuir devant la difficulté dialectique (Ib. 203e8) aussi bien que ne pas craindre la mort (Gorg. 522e1-3). Lachès, homme d’action, associe le fait d’être un ἀνήρ authentique et celui d’être digne dans ses actions comme dans ses paroles, c’est-à-dire d’être "accordé" à soi-même, d’accorder ses paroles et ses actes - et ce sur le mode dorien, mode viril par excellence (Lach. 188c4-d8 ; cf. aussi E.Moutsopoulos, La musique dans l’œuvre de Platon, P.U.F., Paris 1959, pp.67-77 ; voir aussi Rép.III, 399a1-c6 où les modes phrygien et dorien seront les seuls retenus dans la cité, chacun pour sa valeur propre). Enfin on peut remarquer que, chez Platon, la virilité est avant tout une caractéristique psychologique et intellectuelle – disons morale, au sens où le français oppose le moral au physique –, et qu’ainsi ὁ ἀνήρ peut être équivalent à ὁ νοῦν ἒχων (Lettre VII, 330c9-331a5, et surtout 330e1).

On voit l’évolution d’Homère à Platon. Mais, là encore, il ne saurait y avoir rupture : le sens platonicien englobe le sens homérique en le dépassant. Car, si l’expression ἂλκιμος ἀνήρ est redondante chez Homère, elle ne l’est plus chez Platon : ἂλκιμος semble être resté identique dans son sens d’une époque à l’autre, alors qu’ἀνήρ s’est engagé dans un processus de spiritualisation progressive sans avoir délaissé pour autant son lieu sémantique initial et toujours fondamental (Lachès est là pour nous le rappeler). Qualifié par cette expression, Er est apte à parler de la mort : d’abord parce qu’il ne la craint pas et qu’il est vaillant devant et dans sa propre mort. Au reste, il n’y a qu’un endroit où Er nous fasse part de quelconques sentiments : c’est lorsqu’il assiste aux choix des vies (Rép.X, 619e6-620a2) ; mais ces sentiments ne le "dévirilisent" pas puisque ce sont « toutes les âmes [qui] choisissaient leur vie » – donc pas la sienne (Ib. 617e7-8) – qu’il prend en pitié, dont il rit et s’étonne. Il prend ces âmes en pitié comme l’évadé prend en pitié ceux qui sont encore dans l’obscurité de la caverne (Rép.VII, 516c6) ; ou encore comme le questionneur absent (Socrate ?) de l’Hippias Majeur a pitié de l’inexpérience et de l’ἀπαιδευσία de Socrate (Hipp.Maj. 293d1-2). Cette pitié est le sentiment d’un sage, ou du moins d’un philosophe. De plus, nous l’avons dit, c’est le seul endroit où Er exprime des sentiments déterminés. Hors cela, la vie psychologique d’Er est pour nous indéterminée, sauf par ceci qu’il est un ἂλκιμος ἀνήρ mort sur le champ de bataille. Nous savons maintenant ce que peut être un tel ἂλκιμος ἀνήρ ; et surtout nous devinons qu’un tel homme se trouve du côté de cette παιδεία dont nous parle Platon au tout début du livre VII de la République (Rép.VII, 514a2).

La guerre

Hoplites_fight_Louvre_E735Er est mort sur le champ de bataille (pour le culte rendu aux citoyens morts à la guerre, cf., par exemple, Héraclite fgt 24, et son interprétation stoïcisante, le fgt 136 ; voir aussi les diverses épitaphes.). Quelles conséquences ce fait peut-il avoir pour nous qui cherchons Er, pour nous qui essayons de tirer tous les premiers fils capables de nous renseigner sur l’ensemble de notre texte ? La mort d’Er, par elle-même, ne nous intéresse pas : elle est une des conditions sine qua non de notre mythe. Il reste que l’on pourrait se demander ce qui a empêché Er de seulement rêver son voyage, ou de rêver ce que Scipion rêvera sous la plume de Cicéron (De republica VI, 9-26) ; on pourrait entreprendre une étude comparée des deux textes, et l’on trouverait sûrement de bons résultats. Mais laissons-là ces possibilités ; ce qui nous intéresse ici, c’est qu’Er soit un combattant, un soldat, un homme vaillant, mort en un combat.

Mais quelle sorte de combat ? S’agit-il d’une στάσις ou d’un πόλεμος (cf. Rép.V, 470b4-9) ? Autrement dit, les adversaires d’Er étaient-ils de ses congénères ou des étrangers ? La question n’est pas légère. C’est en y répondant que l’on connaîtra "l’état de santé" des antagonistes (cf. ib. 470c5-d1), et donc de celui des combat­tants, dont Er. La réponse est qu’il s’agit d’un πόλεμος, que les antagonistes ne sont ni parents ni congénères, et enfin que cette guerre est naturelle, autant que l’inimitié qui l’a fait éclater (ibid. ; pour savoir quelle est la véritable origine de toute guerre, cf. Rép.II, 373e6-7). Il s’agit d’une "bonne guerre".

Arrêtons-nous un instant pour remarquer, avec J.P. Vernant (« La guerre des cités », dans Mythe et société en Grèce ancienne, Maspéro, Paris 1974, p.40), l’homogénéité du guerrier et du politique : celui-ci, c’est « la cité vue du dedans », identité à soi de la cité vivant sur elle-même ; « la guerre, c’est la même cité dans sa face tournée vers le dehors », vers l’étranger, vers l’autre. « Dans le modèle de la cité hoplitique », poursuit J.P. Vernant, « l’organisation militaire s’inscrit sans coupure dans l’exact prolongement de l’organisation civique ». Mais, précise P. Vidal-Naquet (« La tradition de l’hoplite athénien »», dans J.P.Vernant (dir.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Mouton, Paris/LaHaye 1968, p.161sq.), « ce n’est pas en tant qu’il est un guerrier que le citoyen dirige la cité, c’est en tant qu’il est citoyen que l’athénien fait la guerre ». Ou encore, « pour l’armée et la flotte athéniennes, c’est la cité qui est modèle ». En lui même, le soldat suppose le citoyen. Cette courte affirmation n’est pas sans intérêt lorsque l’on étudie un texte qui clôt un dialogue aussi politique que la République, texte dans lequel un personnage important (Er) est caractérisé comme guerrier de valeur. Il faut en déduire, à défaut de preuve contraire, qu’Er a au moins autant de valeur comme citoyen que comme guerrier. Imaginons qu’il soit dans sa cité comme Achille dans un combat qu’il ne boude pas. D’autre part, Platon lui-même nous conduit à une telle assimilation du politique et du guerrier : « hormis en effet les Magistrats-philosophes », nous dit L. Robin, « les Guerriers sont, d’après les théories de la République, ce qu’il y a de mieux dans la cité » (dans Platon, Œuvres complètes, Gallimard, Paris 1950, tome II, p.1548 [note 2 de la page 748] ; par ailleurs, il faut se souvenir que les dirigeants de la cité sont issus de la classe guerrière).

Mais, entre l’époque dont nous parlent J.P.Vernant et P.Vidal-Naquet et celle où Platon écrivit la République, il y a un peu plus d’un siècle d’écart (si l’on considère, avec P.Vidal-Naquet, que la bataille de Marathon fut la dernière manifestation de la tradition hoplitique ; cf. art.cit., p.167), pendant lequel le citoyen-soldat a eu le temps de devenir « peu à peu quelque chose comme un rêve archaïsant » ; mais tout de même, « le principe demeure, évident, presque trop évident ». Dans les faits, au début du IVème siècle, la guerre est devenue affaire de spécialistes - et Platon le sait bien qui, constatant cette vérité, change la "cité élémentaire" du livre II de la République en la cité « idéale », cité des guerriers puis des philosophes (Rép.II, 373e9). Mais comment satisfaire en même temps le principe du citoyen-soldat et l’exigence de la spécialisation ? Platon les satisfait tous deux dans la République grâce à la notion d’harmonie ; mais nous verrons cela plus tard. Nous voulions seulement, pour l'heure, montrer que la fonction guerrière est au cœur de la cité de la République et, en somme, qu’un bon guerrier est, pour Platon, un bon citoyen.

(épisode suivant)

18 juillet 2020

Quand le Loup coule...

 

 

1200px-Gorges_du_Loup

Quand le Loup coule, la tourterelle

Va jusqu'à Tourrettes à tire d'aile

 

 

 

 

 

 

 

[photo : wikimedia]

 

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