Dans la série "les pauvres n'ont que ce qu'ils méritent",
on peut se passer un épisode à peine décalé : je veux parler du bouquin
que Laurent Cordonnier a sorti en octobre 2000 aux éditions Raisons
d'agir, Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, dont voici le texte de la quatrième de couverture :
Pourquoi y a-t-il du chômage ?
Parce que les salariés en veulent toujours trop… parce qu’ils
recherchent la sécurité, la rente et se complaisent dans l’assistanat…
parce qu’ils sont roublards, paresseux, primesautiers et méchants, etc.
Voilà ce que racontent, en termes certes plus choisis, et avec force
démonstrations mathématiques, les théories « scientifiques » élaborées
par les économistes du travail.
L’auteur se livre ici à un véritable
travail de traduction en langage littéraire des théories savantes, au
terme duquel il apparaît que leur signification, « une fois défroquées
de leurs oripeaux savants, frôle souvent l’abject, à un point dont on
n’a généralement pas idée ».
C’est justement pour en donner idée que ce livre est écrit.
Plutôt que de paraphraser
maladroitement l'auteur, par ailleurs très clair à la fois dans ses
intentions et dans son écriture, je vous donne le texte intégral de
son introduction (p.7 à 12) :
Milton
Friedman, le chef de file du monétarisme, a peut-être raison : la
meilleure chose que l'on puisse faire avec les pauvres, c'est de les
laisser tranquilles. Ils n'ont que ce qu'ils méritent, et qu'ils ont
bien cherché.
C'est en tout cas ce que tente d'accréditer le grand
mythe de l'économie du travail. Selon ce mythe, les pauvres et les
chômeurs sont les seuls responsables de leur infortune. C'est leur
propension à vouloir s'élever sans relâche au-dessus de leur condition
qui les fait sans cesse retomber plus bas. Revendiquant toujours
au-delà de leur médiocre productivité, recherchant la sécurité, la
rente et l'assistance, opportunistes de nature, paresseux en diable,
les salariés, qui ne savent accepter leur lot, décident par là même de
leur sous-emploi. Le chômage, dans cette perspective, est simplement le
sacrifice auquel ils consentent pour se payer, en toute connaissance de
cause, l'illusion qu'un pauvre peut s'enrichir. Ce qui apparaît
d'emblée à tout homme doué de logique comme une simple contradiction
dans les termes (un pauvre qui s'enrichirait...), ne s'éprouve en
réalité, pour le pauvre, qu'à travers la pratique répétée de ce
sacrifice qu'est le chômage, pratique à laquelle il ne cesse de
s'adonner rationnellement. On verra comment c'est possible : les mythes
ont toujours une cohérence structurale.
L'objet de ce livre est de
donner à voir et à comprendre comment l'économie, la "science
économique", et en particulier l'économie du travail, traite du
chômage. Ce faisant, et pour reprendre une formule fort en usage
autrefois, l'auteur espère que le spectacle de ce que les intellectuels
osent raconter sur les salariés et les chômeurs "contribuera à
l'édification des masses".
En restant sur ce plan, il s'agira
simplement de décrypter les théories économiques qui alimentent la
rhétorique des experts, des commentateurs, et (bien souvent) des hommes
politiques, concernant la "nécessaire flexibilité du marché du
travail". On pourrait donc y voir un manuel d'économie du travail, dans
la mesure où il procède à une traduction en termes littéraires de
théories savantes dont la caution de scientificité la plus prisée est
l'hermétisme du langage mathématique.
Cependant, en montrant à
quelles sources puisent ces experts, commentateurs, gourous,
politiques, etc., ces lignes aimeraient aussi contribuer modestement à
susciter le trouble. L'économie du travail constitue en effet
aujourd'hui une véritable fabrique, rationnelle et méthodique, d'outils
de domination intellectuelle et de transformation du monde, drapés dans
les apparences du discours scientifique. Non que le sérieux de sa
méthode et la rigueur de ses raisonnements soient en cause - ce livre
est plutôt, sur ce plan là, un hommage à la rigueur formelle de la
théorie néoclassique. Mais l'on sait sans doute que tout peut être
exact, sans que rien ne soit vrai. En montrant comment, en partant
d'hypothèses en apparences plausibles, on peut parvenir à des
conclusions aux relents souvent douteux, nous espérons en fournir une
nouvelle preuve. Dans les constructions doctrinales de l'économiste, le
raisonnement logique et le langage mathématique produisent une partie
de l'effet torpide recherché. L'usage systématique de la métaphore et
de l'euphémisme (à travers le recours à des termes comme utilité,
bien-être, optimum, rationalité, décision, action, etc.) en produit une
autre part. Le reste, l'essentiel à vrai dire, provient du
non-démontré, de l'assertion péremptoire : le travail est une
marchandise comme les autres, objet d'une transaction strictement
commerciale entre des individus purement marchands se rencontrant sur
un marché. Et si les choses ne sont pas ainsi, du moins voilà ce
qu'elles devraient être ! Face à ce postulatum, l'impressionnante
rigueur formelle de la théorie néoclassique et les connotations
chatoyantes de son lexique servent principalement d'excipient ou
d'adjuvant hallocinogène à l'administration de ce message : les
salariés se rendent coupables de faire obstacle à l'institution d'un
"véritable" marché du travail, et ils le payent au prix du chômage.
Notre objectif en procédant à ce travail de traduction des théories
savantes, est de dévoiler les procédés qui conduisent assez
systématiquement le savant à conclure, au terme d'un raisonnement
parfaitement logique : "Pas de pitié pour les gueux".
Si ce projet
"pédagogique" réussit, on s'étonnera peut-être alors de ce qu'une
vaillante armée de "penseurs", doués de la faculté de raisonner et
dotés de la liberté d'expression, se livre pieds et poings liés à la
rhétorique d'un pouvoir qui ne leur a rien demandé. Qu'un quelconque
régime totalitaire en soit venu à exiger, de ces mêmes âmes raffinées,
d'ânnoner en coeur, par exemple, que "le chômage est le produit de la
paresse des travailleurs", et nul doute qu'il se serait trouvé quelques
courageux pour résister. Qu'une démocratie laisse libre cours à la
production intellectuelle (ce que l'on ne saurait trop défendre), et
les mêmes slogans sont vociférés dans la joie et la bonne humeur. Comme
on le verra, la signification profonde de ces théories, une fois
défroquées de leurs oripeaux savants, frôle souvent l'abject, à un
point dont on n'a généralement pas idée. C'est justement pour en donner
une idée que ce livre est écrit.
Cet ouvrage s'adresse donc - chose
que l'on jugera peut-être incongrue de la part d'un économiste - ... à
ses lecteurs. Il peut répondre à la curiosité de ce lecteur du Monde,
par exemple, qui s'étonne de certains propos tenus par Alain Minc dans
un "point de vue" du même journal, quelques jours auparavant. M. Minc
écrivait : "Chacun sait qu' il existe des chômeurs par choix rationnel,
c'est-à-dire des individus qui, compte tenu des systèmes d'aide et des
effets de seuil au moment du retour sur le marché du travail, préfèrent
s'inscrire à l'ANPE, quitte à exercer une activité partielle au noir".
Indignation de notre lecteur : "Comment peut-on utiliser de tels mots
envers des gens qui sont pour la plupart dans la désespérance, mais qui
contrairement à ce que pense M. Minc désirent trouver du boulot ?".
Répondre encore à cet autre lecteur du Monde, qui s'étrangle quelques
semaines plus tard à la lecture d'un compte rendu de colloque organisé
par des "proches" du président de la République, où l'on prête ces
propos à M. Christian Saint-Etienne : "L'assistance engendre la
paresse. [...] les RMIstes sont des maximisateurs de profits". "Comment
peut-on qualifier ainsi des gens qui ne touchent que 2 500 francs par
mois ?", s'insurge le lecteur. Comment ? C'est ce qui ne devrait plus
poser problème à qui aura bien appris son économie du travail.
Pour
s'en convaincre, nous commencerons par présenter la théorie de la
décision qui fait d'un salarié un offreur de travail, et du capitaliste
un demandeur de travail (chapitre 1). Puis nous examinerons le
"fonctionnement" de ce marché, où se confrontent l'offre et la demande
de travail, confrontation d'où résultent le niveau de l'emploi et le
montant du salaire (chapitre 2). Il deviendra "évident" que le chômage
ne peut provenir que d'une perturbation du fonctionnement harmonieux du
marché du travail... ce que les salariés, munis d'une rationalité
économique sans faille, n'hésitent jamais à provoquer, si tel est leur
intérêt. Le SMIC et les syndicats, en tant que dispositifs mis en
oeuvre rationnellement par les salariés pour maximiser leur bien-être,
sont bien responsables du chômage volontaire des intéressés (chapitre
3). Il en va de même des dispositifs d'aide ou d'assurance grâce
auxquels ils s'octroient des allocations de toutes sortes, et que nous
aurions sottement tendance à envisager comme des protections contre le
risque du chômage. En réalité, encourageant l'indolence et l'oisiveté,
ces dispositifs sont la cause même du chômage (chapitre 4). A moins que
cette cause ne réside dans les vices de la classe laborieuse elle-même.
Poltrons, roublards, primesautiers, paresseux et méchants, les salariés
n'ont que ce qu'ils méritent (chapitre 5). Ces théories n'étant pas
exclusives les unes des autres, on indiquera en conclusion comment
elles s'épaulent pour justifier finalement une "intégration"
macro-économique, qui fait du chômage une caractéristique "naturelle"
du marché du travail... cependant pas si "naturelle" que cela. Car l'on
comprendra alors qu'il revient aux banques centrales d'entretenir le
stock de chômeurs qui est juste suffisant pour protéger les intérêts
des capitalistes. La lutte des classes ayant en quelque sorte, et pour
un temps sûrement, rejoint ses quartiers d'hiver sous les lambris dorés
des hôtels de la monnaie.
Ce qui me plaît dans cet ouvrage, c'est l'entreprise de décryptage, travail d'explicitation du sous-texte.
Travail qui montre assez bien le fonctionnement de l'idéologie
naturalisante, de l'idéologie aux relents théologiques, pour qui veut bien
sentir comme il faut... Ou plus précisément ici de l'idéologie
téléologisante : la finalité étant établie comme peut l'être un axiome,
le discours soit-disant scientifique va s'employer à la justifier coûte
que coûte dans l'ordre du discours à usage politique. La "science" économique comme superstructure, etc.
Bref, un livre à conseiller à nos
dirigeants, à Monsieur le Maire UMP de Levallois-Peret et à tous ses
confrères élus. Et puis aussi à tous ces gens qui pourraient bien un
jour devenir de ces gueux dont parlent les économistes mais colportent
ces mots-là pour les autres qu'eux, perpétuent ce regard du mépris
libéral vers le monde qui les entourent, ce regard qui les aveuglent.