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Référence, voilà un mot riche de sens et de valeur ! On évalue selon un référentiel, à moins qu'on en réfère à
l'Autorité, jusqu'à faire la révérence... En documentation, on
distinguera, plus prosaïquement, entre trois niveaux selon l'usage
qu'on fera de la référence, étant entendu que la
référence au sens propre et minimal, c'est l'ensemble constitué d'au
moins quatre champs : auteur, titre, adresse et collation. Ces
renseignements sont en effet les seuls éléments indispensables de
signalement d'un document, les seuls éléments indiscutables
d'identification documentaire - la bibliographie apparaissant comme
l'écriture (-graphie) de ce qui dans le livre (biblio-) donne à lire l'identité d'une unité documentaire.
Le
premier niveau de référence fonctionne dans l'activité magasinière du
documentaliste. On obéit ici à la logique du catalogue. Il n'y a ni
différence structurelle ni différence fonctionnelle entre la référence
d'un article dans un catalogue de Vente Par Correspondance et la
référence magasinière d'un ouvrage dans le catalogue d'un cdi. L'identification documentaire est là parce que le document est physiquement disponible sur les étagères du cdi. Mais c'est la cote
- non la référence au sens propre - qui rend efficace cette
disponibilité : la cote est le symbole qui sert à localiser un
document dans un centre de documentation ou une bibliothèque.
La
référence au sens propre n'existe ici que pour être marquée d'une cote.
Son utilité se joue dans la distance qui sépare (et réunit) deux mondes
physiquement et intellectuellement distincts : le monde catalogique
et le monde documentaire. Sa lecture permet d'imaginer la réalité qui
se trouve de l'autre côté de la cote portée au catalogue. C'est pour
affirmer ce lien que la même cote est inscrite par le
documentaliste-catalographe sur le document lui-même. La référence est
un fil tendu entre une cote et un document.
Dans une vision moins écartelante, moins éclatée de la documentation, on pourra dire que la référence dans le catalogue représente le document, comme la cote inscrite sur le document représente la place de la référence dans catalogue.
À ce niveau, le documentaliste est gestionnaire d'un stock entreposé dans un espace spécifique, le cdi
- ce dernier étant ici caractérisé comme un lieu de conservation et de
mise à disposition de documents - et le document est un objet matériel,
une chose qu'on doit pouvoir trouver à moindre frais dans le stock,
grâce à un système de signalisation (système de cotation).
Le
deuxième niveau de référence fonctionne dans l'activité bibliographique
du documentaliste. On obéit ici à la logique de l'information. Pour
répondre à une demande de recherche bibliographique, le documentaliste
va devoir puiser puis sélectionner des éléments d'information dans des
gisements qu'il aura identifiés auparavant. Ces gisements sont nombreux
et, comme je le disais tout à l'heure, les Nouvelles Technologies
d'Information et de Communication en ont amélioré - sinon permis -
l'accès et la pratique. Je n'y reviens pas. Regardons maintenant quelle
est la nature de la référence dans l'activité bibliographique.
Ce
qui frappe au premier coup d'œil, c'est l'émiettement. En naviguant sur
l'océan mondial des dispositifs d'information balisée (livres,
catalogues, banques de données, etc.), on glane des références, comme
autant de bribes, bribes significatives certes, mais bribes quand même.
Des documents n'apparaissent que les éléments descriptifs : leur
réalité n'est pas saisie, elle n'est que signalée.
Ici
encore, la référence est un fil tendu, un lien. On retrouve la même
image que pour la référence magasinière. Mais il ne s'agit plus de
relier le monde catalogique et le monde documentaire. Il s'agit de
mettre en relation l'unité bibliographique et le lecteur de la
référence. Cette dernière est de second ordre : elle n'a
d'épaisseur que rapportée, référée au document référencé ou à son
propre lecteur ; son épaisseur est dans ce rapport même. Elle est
un entre-deux, épiphénomène pour le document et signal pour le lecteur
potentiel.
Et
le travail du documentaliste va essentiellement consister, une fois la
sélection opérée, à glisser un court texte (une notice reprise ou
reconstituée) entre quelque chose qu'on définira comme un à-lire concret (le document) et un lecteur qu'on a défini comme un vouloir-lire supposé.
Référencer, c'est rapprocher ces deux mondes, le monde de l'objet
documentaire et le monde de la conscience lectrice. Référencer, c'est
aménager le pont qui les sépare et en même temps les unit.
Les critères d'évaluation de la qualité intrinsèque d'une référence seront donc de deux ordres :
conformité objective :
le
pont doit conduire celui qui décide de la franchir au bon endroit de la
berge d'en face ; la description doit être « fidèle »,
sans parasite, sans « bruit », c'est-à-dire efficace pour
identifier le référencé et donc y permettre l'accès (ce qu'on appelle l'adresse d'un document pour bien ici son nom !) ;
lisibilité :
la
référence est un texte qu'on donne à lire ; il en va de la
praticabilité même du pont par le lecteur de la référence, lecteur
potentiel du référencé.
Mais
une référence ne fait pas une bibliographie. Une bibliographie, c'est
un ensemble, une liste de références dont l'unité peut être un concept,
une question, ou un auteur. Je voudrais insister sur la double
réduction qu'impose de fait l'indication bibliographique.
Si
l'on s'attache à produire la bibliographie d'un auteur, par exemple,
force est de constater que le travail du documentaliste va consister
d'abord à réduire l'œuvre textuel de l'auteur en une série de
documents, ensuite à réduire chaque document en une série de
caractéristiques d'identification - ce qu'est la référence. Pour passer
de l'œuvre référencé aux références de l'œuvre, le documentaliste va
devoir déconstruire cet œuvre que, texte après texte,
l'auteur a patiemment construit. Il va devoir substituer à une
cohérence d'auteur une atomisation d'informateur. Imaginez un paysage
dont on n'aurait que des morceaux (une couleur, parmi tant
d'autres ; un objet, parmi tant d'autres ; une nuance de
luminosité, parmi tant d'autres ; etc.) !
Comment
lutter contre cette inévitable atomisation ? Comment le
documentaliste pourra-t-il restaurer le sens de l'œuvre - de l'œuvre
comme totalité organique - qu'il a si minutieusement défait ?
La langue allemande nous offre deux mots pour dire référence : Bezugnahme et Bedeutung. Le premier signifie littéralement prise de lien
et correspond très bien aux deux types de références dont nous venons
de parler. Prise de lien physique avec la référence magasinière, prise
de lien intellectuelle avec la référence bibliographique. Le second
terme allemand, Bedeutung, veut dire signification
en langue courante ; et je le retiens parce qu'il renvoie à une
posture qui n'est plus de signalement mais d'interprétation :
il s'agit d'inscrire l'unité bibliographique, le document dans un monde
vivant, un monde qui serait celui de l'auteur (pour poursuivre
l'exemple de la bibliographie d'auteur). Ce travail a quelque chose à
voir avec la critique littéraire et l'herméneutique philosophique, et,
malgré cela, présente bel et bien un caractère documentaire.
Pour atteindre cet objectif de restitution
du monde qui serait celui de l'auteur, pour rendre visible le monde du
texte (et non plus seulement sa réalité documentaire), la méthode
consiste à installer des liens entre les documents qui compose un
corpus, à implanter dans la liste bien rangée des atomes
bibliographiques un système d'innervation qui permettra de circuler
d'un atome à l'autre.
Car
la bibliographie (signalétique ou analytique, peu importe) est une
juxtaposition de références au sens de prises de lien, une mise en
liste de miettes d'informations, chaque miette étant isolée des autres.
Tout à l'heure, j'ai dit que la référence bibliographique est ouverture
en tant que prise de lien : ouverture où se maintient le lien
entre document et lecteur potentiel. Mais dans son rapport aux autres
références, chaque référence apparaît comme fermée sur elle-même. C'est
cette fermeture qu'il s'agit maintenant de forcer, notamment en passant
de la référence prise de lien à la référence herméneutique, en passant
du signalement de liens vers les documents atomisés à la constitution
d'un réseau de liens entre les documents - ce passage permettant de
compléter - non d'annuler bien sûr - le travail proprement
bibliographique.
« La biblio-graphie [sic]
ne peut traiter que des unités documentaires qui incorporent en elles
les marques lisibles de leur identité à travers la multitude de leurs
reproductions » (VARET Gilbert et Marie-Madeleine, Maîtriser l'information à travers sa terminologie, Besançon : Université de Franche-Comté, 1995 - (annales littéraires de l'Université de Besançon; 559), p. 475).
L'herméneutique,
c'est, étymologiquement et historiquement, l'art d'interpréter les
textes. Voyez l'ensemble de l'œuvre de Hans-Georg Gadamer (notamment
l'intéressant recueil récemment traduit par Jean Grondin, La philosophie herméneutique, Paris : puf, 1996) et de Paul Ricœur (notamment ses Essais d'herméneutique publiés au Seuil).
Je me permets de renvoyer à RICHARDOT 1996,
article que prolonge la présente communication et qui développe ce
point que je ne fait qu'évoquer ici. D'autre part, j'ai expérimenté de
type de travail au sujet d'un auteur dans RICHARDOT Bruno, Formations ouvertes multiressources. Éléments bibliographiques pour l'université d'été de Lille, Lille : cueep-ustl, 1995 - (les cahiers d'études du cueep; 29) (troisième partie, p. 107-151).