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BRICH59
25 novembre 2004

Maurice Bourbon : La « Chapelle des Flandres » à Roubaix

                             

En 1980, il est encore ingénieur en géologie et parisien. En 1987, il devient chef de choeur, et dans le Nord... Voici l'histoire d'une passion pour l'art vocal et le Nord de la France, qui ont fait basculer Maurice Bourbon. Également chanteur (baryton basse) et compositeur, il est, pour notre région, un exemple vécu d'attraction des talents...

      

      

Maurice Bourbon n'aura pas  attendu Lille 2004 capitale européenne de la culture et ses  bénéfiques effets d'image pour s'implanter dans notre région. Depuis cinq ans  maintenant, il anime la Chapelle des Flandres, devenu un pôle  d'art vocal dans le Nord-Pas-de-Calais.
  La Chapelle des Flandres réunit deux ensembles. Métamorphoses tout d'abord fondé en 1983, Métamorphoses est un quatuor professionnel de solistes, spécialisé dans la musique vocale a capella. Après avoir restitué Josquin,  le madrigal italien, la Renaissance française, Monteverdi, Bach,  Métamorphoses s'est tourné vers la création, pour revenir à Josquin  aujourd'hui.

 

DEUX ENSEMBLES POUR UN SEUL PÔLE,

  REFLET DU PAYSAGE FLAMAND

   

Autre ensemble Coeli et Terra... La terre et les cieux, deux mots  extraits du Sanctus, reflet du paysage flamand, dit Maurice Bourbon. Ce choeur de chambre, fondé en 1987, compte 25 chanteurs amateurs de haut niveau, voués à l'origine à la restitution du patrimoine polyphonique franco-flamand de la Renaissance, puis à la musique baroque allemande ou italienne. Ils sont aujourd'hui ouverts à la création contemporaine: à l'intérieur de Coeli et Terra on trouve un choeur contemporain.
   

            

 

SAINT-JOSEPH DE ROUBAIX ACCUEILLE

  LA CHAPELLE DES FLANDRES

   

  Le tout travaille dans l'église Saint-Joseph de Roubaix. Maurice  Bourbon produit une discographie abondante et audacieuse. Citons le  classique Bach  Intégrale des motets a cappella en 1994 (Arion ARN 68305) et le très  moderne Messe pour deux choeurs mixtes, Chants d'Ariel pour choeur a capella, de Frank Martin Messe pour solistes et double choeur de Ralph Vaughan-Williams.(1)

2004-2010: L'INTEGRALE DES MESSES DE JOSQUIN DES PREZ

       
Josquin Desprez est le plus grand musicien de la Renaissance. Il marquera définitivement le monde occidental en l'ouvrant majestueusement au monde nouveau de la polyphonie. Homme du Nord travaillant en Italie, il écrira dix-huit messes, chefs-d'oeuvre absolus. En musique il est à la fois Rubens  (par ses origines) et Michel-Ange par son pays d'adoption). Rappelons ce  commentaire de Luther: "Les compositeurs font des notes ce qu'ils  peuvent, Josquin, lui, en fait ce qu'il veut". Certaines messes n'ont  jamais été entendues depuis des siècles... Voilà une superbe occasion de mettre  en valeur la région!

(1) Avec livret de commentaires de Maurice Bourbon, qui dirige ici ses ensembles, en 2000 (Studio SM DS2868 SM 62); ajoutons enfin le tout récent et régional Vivat!: chansons roubaisiennes, en 2004.
 

 

       

 

            


  _________________________________
  ©AUTREMENT DIT, 617 du 19 Novembre 2004, p.28
  Rédacteur : Dominique Neirynck

 
 


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3 novembre 2004

Du magasinier à l'herméneute : quelques figures du documentaliste en éducation

Que fais-je donc à un congrès de la fadben-cdi ?[1]

Je ne suis pas documentaliste en cdi, mais documentaliste responsable d'une unité documentaire en milieu universitaire qui assure deux fonctions distinctes : fonction service documentation d'une institution de formation continue (mes « clients » sont mes collègues, c'est-à-dire le personnel de l'institution) et fonction centre  de ressources documentaires pour chercheurs et étudiants (en sciences de l'éducation) dans une composante de l'Université de Lille1.

Cela fait une sacrée différence de ne pas s'adresser à des élèves de lycées et collèges, mais à des adultes, qu'ils soient enseignants, ingénieurs, techniciens, chercheurs, administratifs ou étudiants. Cela peut pas mal changer la donne pour plusieurs des problèmes qui agitent les cdi de France et de Navarre. Reste que je suis convaincu que ceci n'invalide pas a priori ce dont je souhaite vous entretenir - et qui relève bien des pratiques documentalistes - d'autant plus que je ne focalise pas mon propos sur la relation documentaliste-élève, mais bien sur un type d'activité qui engage l'ensemble du complexe relationnel où travaille le documentaliste.
Mon propos se déroulera en trois temps. Premier temps, nous nous poserons la question l'impact des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication sur le travail documentaliste[2], nous plaçant sur le registre général de la communication, puis sur le registre particulier d'une des activités documentaires, la bibliographie. Nous questionnerons enfin cette tentative de façon plus globale... Dans un deuxième  temps, nous nous attacherons à la notion de référence, la suivant dans son développement de son niveau gestionnaire à son niveau herméneutique... Enfin, troisième temps, nous essayerons de saisir quel est l'impact de l'herméneutique sur le travail documentaliste, non sans avoir situé celle-ci dans un cadre plus général, celui de la sémiologie.

----------------------------

[1] Cet article reprend la communication que  l'auteur a présentée lors du 4ème Congrès des documentalistes des  lycées et collèges organisé par la fadben,  à Rouen, du 16 au 18 mai 1996. Ce texte a fait l'objet d'une première  publication sous un titre différent : « Le documentaliste, le bibliographe et  l'Internet », dans la revue INTER CDI, n°145, début 1997.

[2] La communication était présentée dans  l'atelier « ntic et évolution  du métier », animé par Marie-Paule Saj et Dominique Dufils.


3 novembre 2004

Du magasinier à l'herméneute : quelques figures du documentaliste en éducation [2]

L'impact des Nouvelles Technologies de l'Information
et de la Communication sur le travail documentaliste

[suite de ...]


Quel est donc l'impact des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication sur le travail documentaliste ? Je n'aurai pas ici la prétention de pouvoir répondre à cette question, tant débattue par les professionnels de la documentation, notamment par le biais des publications ou des manifestations organisées par leurs associations (fadben, adbs, etc.).

La communication

D'autre part, Madame Bernhard[1] vient de nous expliquer les avantages de l'Internet en termes de communication entre paires notamment. Je n'y reviens pas ; sauf pour (re)dire que l'Internet modifie

  • non pas ce  qui de toute façon pouvait très bien se concevoir et se pratiquer sans lui[2],

  • mais la  façon de le pratiquer, essentiellement du point de vue de la dialectique espace/temps. 

Pourquoi dialectique ? Parce que les deux grandes catégories de structuration du réel (cf. Kant) semblent ici perturbées dans leur relation réciproque traditionnelle : le temps n'est plus un temps de parcours de distance ; le parcours de distance ne monopolise plus le temps ; l'effacement de la distance change la qualité d'usage du temps ; etc. La relation entre l'espace et le temps est de fait quasi annulée, parce que la vitesse (parcours d'espace compté en unités de temps) de la communication est extrême, parce que le rapport distance/vitesse tend vers zéro[3]. À la limite la distance à parcourir n'est même plus une donnée pertinente dans  la gestion du temps de la communication.

L'Internet, ça veut donc dire gain de temps mais aussi (dans le même mouvement) possibilité d'accès au lointain. En fait parler de lointain n'a même plus de sens. L'Internet, c'est une sorte d'abolition spatiale : la localisation devient sans importance du point de vue des conditions de possibilité temporelle de la communication. Du coup on a aujourd'hui accès à l'inaccessible et au « dysaccessible » - au difficilement accessible - d'hier.

Reste que tout ceci n'est pas une révolution (c'est-à-dire  un changement de paradigme[4]) mais une évolution technologique qui a démarré il y a plus d'un siècle et demi, peut-être très exactement quand C. G. Page a inauguré la transmission électrique des sons (1837, États-Unis), puis quand Alexander Graham Bell, professeur dans un institut de sourds-muets à Boston, a inventé le téléphone dans les années 1870[5]. Depuis, les tuyaux se sont transformés jusqu'à pouvoir transporter non plus seulement du phonique (pour l'oreille - registre du temps), mais aussi du graphique (pour l'œil - registre de l'espace)...

La recherche  bibliographique : naviguer dans un océan de références

Mais quel est l'impact des Nouvelles Technologies de  l'Information et de la Communication sur la pratique bibliographique[6] ? Par exemple, quelle différence de pratique y a-t-il en recherche bibliographique selon qu'elle est effectuée avec ou sans le secours des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication ?
Avez-vous déjà navigué dans cet océan informationnel qu'est l'Internet ? C'est formidable d'aller en quelques clics de souris fouiller dans le fonds documentaire américain spécialisé en éducation (ERIC) puis en quelques autres clics de la même souris effectuer une recherche sur le catalogue collectif de l'Université des Sciences et Technologies de Lille, non sans avoir au passage récupérer quelques fichiers. Pas besoin de me déplacer ni jusqu'au États-Unis, ni juste à côté. Je gagne du temps ou bien je peux aller là où je n'allais pas faute d'être branché new tech...
Cela dit, avez-vous déjà effectué une recherche  bibliographique via Internet ? Eh bien, je me suis vite rendu compte que des problèmes de langage émergent très souvent, problèmes de langages documentaires, de langages professionnels, voire problèmes de langages dits naturels... !
En fait, hormis le gain de temps et la possibilité d'aller là où je n'allais pas, l'avantage principal de l'Internet me semble être la fonction Pages jaunes, qui, si vous savez l'utiliser, vous fera connaître les ressources informationnelles, les gisements bibliographiques accessibles. Il s'agit des outils de recherche d'information (catalogues, guides, listes thématiques et index) avec lesquels les documentalistes vont devoir se familiariser[7], jusqu'à atteindre une maîtrise du même ordre que celle qu'ils ont des Pages jaunes.
Je parle des fameuses Pages  jaunes à dessein : pour de très nombreuses personnes en France, les Pages jaunes se manipulent sur Minitel. C'est dire qu'il y a continuité du papier à l'électronique. Je ne dis pas que c'est la même chose, je dis continuité.
Mieux. Comme dit Christine Ollendorff, « Internet n'a rien apporté de fondamentalement nouveau. Il a considérablement rétréci la planète. Plus précisément : rétréci [...] la conscience que nous avons de la taille de la planète »[8].

Une vision  instrumentale de la documentation

Insister sur les prétendus bouleversements des pratiques professionnelles - voire les prétendues évolutions des métiers - dus à Internet, cela me paraît dangereux essentiellement quand une telle insistance occulte des questions comme celles des compétences de fond des documentalistes, celle de l'organisation du travail et des relations professionnelles au sein de l'établissement scolaire, celle des représentations qu'ont les enseignants de la fonction documentaire, etc.

Que les autoroutes de l'information monopolisent la réflexion professionnelle, c'est largement disproportionné. Que la pédagogie documentaire, par exemple, ne s'adosse à une didactique de la médiation documentaire où l'outillage new tech  serait surdimensionné, cela paraît une réduction en bonne et due forme de la  documentation.

Après la réduction patrimoniale (comme dirait Gérard Losfeld) qui garantissait, voire garantit encore aujourd'hui, au documentaliste l'obligation de ne porter que l'uniforme de gestionnaire-magasinier, après cette ancienne prime réduction, voici la réduction néo-technico-cognitive qui  veut habiller le documentaliste des vêtements tout neufs du technicien haut de gamme !

Une des façons de lutter contre cette répétition de réduction consisterait à réfléchir sur le sens de l'activité documentaliste. C'est à une réflexion de ce type que je vous convie, au sujet des activités qui utilisent la référence.



[1] Paulette Bernhard, de l'école de bibliothéconomie et des sciences  de l'information de l'Université de Montréal, présidente de la section « Bibliothèques scolaires&nbps;» de l'IFLA, a en effet présenté une communication notamment sur les listes de discussion accessibles sur l'Internet.
[2] Cf. OLLENDORFF  Christine, FROCHOT Didier, « L'évolution des méthodes de travail  documentaire avec Internet », Documentaliste-Sciences  de l'information, n° 6, 1995 - p. 313-318.
[3] Il « tend » vers zéro, mais n'est jamais absolument nulle : question de largeur de tuyau (débit), de capacité de traitement de votre ordinateur de bureau, et question d'heure aussi (les embouteillages existent au pays d'Internet !).
[4] Cf. KUHN  Thomas S., The structure of scientific  revolutions, Chicago (Illinois, U.S.A.) : The University of Chicago  Press, 19702 (trad. Laure Meyer : La structure des révolutions scientifiques, Paris :  Flammarion, 1983).
[5] Je vous invite à lire les « considérations impertinentes » par lesquelles André de Peretti a clos le deuxième colloque européen sur l'autoformation (Lille, novembre 1995), aux pages 233-243 de RICHARDOT  Bruno (ed.), Pratiques d'autoformation et  d'aide à l'autoformation / Deuxième colloque européen sur l'autoformation,  Lille, 6-7 novembre 1995 ; trigone  graf - Lille : cueep-ustl,  1996 - (les cahiers d'études du cueep;  32-33).
[6] Sur la bibliographie, voyez VARET  Gilbert et Marie-Madeleine, Maîtriser  l'information à travers sa terminologie, Besançon : Université de Franche-Comté, 1995 - (annales littéraires de l'Université de Besançon; 559),  p. 475 sqq.
[7] Cf. par exemple LARDY  Jean-Pierre, « Les outils de recherche d'information sur Internet », Documentaliste - Sciences de l'information,  1996, vol. 33, n° 1, p. 33-39.
[8] OLLENDORFF & FROCHOT, art.cit.

[à suivre]


3 novembre 2004

Du magasinier à l’herméneute : quelques figures du documentaliste en éducation [3]

             

[suite de ...]
 

      

Les niveaux de « référence » en  documentation

      

Référence, voilà un mot riche de sens et de valeur ! On  évalue selon un référentiel, à moins  qu'on en réfère à l'Autorité, jusqu'à faire la révérence... En documentation, on distinguera, plus prosaïquement, entre trois niveaux selon l'usage qu'on fera de la référence, étant entendu que la référence au sens propre et minimal, c'est l'ensemble constitué d'au moins quatre champs : auteur, titre, adresse et collation. Ces renseignements sont en effet les seuls éléments indispensables de signalement d'un document, les seuls éléments indiscutables d'identification documentaire - la bibliographie apparaissant comme l'écriture (-graphie) de ce qui dans le livre (biblio-) donne à lire l'identité d'une  unité documentaire[1].

      

La référence  magasinière

      
Le premier niveau de référence fonctionne dans l'activité magasinière du documentaliste. On obéit ici à la logique du catalogue. Il n'y a ni différence structurelle ni différence fonctionnelle entre la référence d'un article dans un catalogue de Vente Par Correspondance et la référence magasinière d'un ouvrage dans le catalogue d'un cdi. L'identification documentaire est  là parce que le document est physiquement disponible sur les étagères du cdi. Mais c'est la cote[2] - non la référence au sens propre - qui rend efficace cette disponibilité : la cote est le symbole qui sert à localiser un document dans un centre de documentation ou une bibliothèque.
      

La référence au sens propre n'existe ici que pour être marquée d'une cote. Son utilité se joue dans la distance qui sépare (et réunit) deux mondes physiquement et intellectuellement distincts : le monde catalogique et le monde documentaire. Sa lecture permet d'imaginer la réalité qui se trouve de l'autre côté de la cote portée au catalogue. C'est pour affirmer ce lien que la même cote est inscrite par le documentaliste-catalographe sur le document lui-même. La référence est un fil tendu entre une cote et un document.

 
 
 

Dans une vision moins écartelante, moins éclatée de la  documentation, on pourra dire que la référence dans le catalogue représente le document, comme la cote  inscrite sur le document représente  la place de la référence dans catalogue.

      

À ce niveau, le documentaliste est gestionnaire d'un stock entreposé dans un  espace spécifique, le cdi - ce dernier étant ici caractérisé comme un lieu de conservation et de mise à disposition de documents - et le document est un objet matériel, une chose qu'on doit pouvoir trouver à moindre frais dans le stock, grâce à un système de signalisation (système de cotation).

      

La référence bibliographique

      

Le deuxième niveau de référence fonctionne dans l'activité bibliographique du documentaliste. On obéit ici à la logique de l'information. Pour répondre à une demande de recherche bibliographique, le documentaliste va devoir puiser puis sélectionner des éléments d'information dans des gisements qu'il aura identifiés auparavant. Ces gisements sont nombreux et, comme je le disais tout à l'heure, les Nouvelles Technologies d'Information et de Communication en ont amélioré - sinon permis - l'accès et la pratique. Je n'y reviens pas. Regardons maintenant quelle est la nature de la référence dans l'activité bibliographique.

 
 
 

Ce qui frappe au premier coup d'œil, c'est l'émiettement. En naviguant sur l'océan mondial des dispositifs d'information balisée (livres, catalogues, banques de données, etc.), on glane des références, comme autant de bribes, bribes significatives certes, mais bribes quand même. Des documents n'apparaissent que les éléments descriptifs : leur réalité n'est pas saisie, elle n'est que signalée.

      

Ici encore, la référence est un fil tendu, un lien. On retrouve la même image que pour la référence magasinière. Mais il ne s'agit plus de relier le monde catalogique et le monde documentaire. Il s'agit de mettre en relation l'unité bibliographique et le lecteur de la référence. Cette dernière est de second ordre : elle n'a d'épais­seur que rapportée, référée au document référencé ou à son propre lecteur ; son épaisseur est dans ce rapport même. Elle est un entre-deux, épiphénomène pour le document et signal pour le lecteur potentiel.

 
 
 

Et le travail du documentaliste va essentiellement consister, une fois la sélection opérée, à glisser un court texte (une notice reprise ou reconstituée) entre quelque chose qu'on définira comme un à-lire concret (le document) et un  lecteur qu'on a défini comme un vouloir-lire  supposé. Référencer, c'est rapprocher ces deux mondes, le monde de l'objet documentaire et le monde de la conscience lectrice. Référencer, c'est aménager le pont qui les sépare et en même temps les unit.

      

Les critères d'évaluation de la qualité intrinsèque d'une  référence seront donc de deux ordres :

      

conformité  objective :

      

le pont doit conduire celui qui décide de la franchir au bon endroit de la berge d'en face ; la description doit être « fidèle », sans parasite, sans « bruit », c'est-à-dire efficace pour identifier le référencé et donc y permettre l'accès (ce qu'on appelle l'adresse  d'un document pour bien ici son nom !) ;

      

lisibilité :

      

la référence est un texte qu'on donne à lire ; il en va de la praticabilité même du pont par le lecteur de la référence, lecteur potentiel du référencé.

 
 
 

Mais une référence ne fait pas une bibliographie. Une bibliographie, c'est un ensemble, une liste de références dont l'unité peut être un concept, une question, ou un auteur. Je voudrais insister sur la double réduction qu'impose de fait l'indication bibliographique.

      

Si l'on s'attache à produire la bibliographie d'un auteur, par exemple, force est de constater que le travail du documentaliste va consister d'abord à réduire l'œuvre textuel de l'auteur en une série de documents, ensuite à réduire chaque document en une série de caractéristiques d'identification - ce qu'est la référence. Pour passer de l'œuvre référencé aux références de l'œuvre, le documentaliste va devoir déconstruire cet œuvre que, texte après texte, l'auteur a patiemment construit. Il va devoir substituer à une cohérence d'auteur une atomisation d'informateur. Imaginez un paysage dont on n'aurait que des morceaux (une couleur, parmi tant d'autres ; un objet, parmi tant d'autres ; une nuance de luminosité, parmi tant d'autres ; etc.) !

 
 
 

Comment lutter contre cette inévitable atomisation ? Comment le documentaliste pourra-t-il restaurer le sens de l'œuvre - de l'œuvre comme totalité organique - qu'il a si minutieusement défait ?

      

La référence  herméneutique

      

La langue allemande nous offre deux mots pour dire référence : Bezugnahme et Bedeutung.  Le premier signifie littéralement prise  de lien et correspond très bien aux deux types de références dont nous venons de parler. Prise de lien physique avec la référence magasinière, prise de lien intellectuelle avec la référence bibliographique. Le second terme allemand, Bedeutung, veut dire signification en langue courante ; et je le retiens parce qu'il renvoie à une posture qui n'est plus de signalement mais d'interprétation[3] : il s'agit d'inscrire l'unité bibliographique, le document dans un monde vivant, un monde qui serait celui de l'auteur (pour poursuivre l'exemple de la bibliographie d'auteur). Ce travail a quelque chose à voir avec la critique littéraire et l'herméneutique philosophique, et, malgré cela, présente bel et bien un caractère documentaire[4].

      

Pour atteindre cet objectif de restitution du monde qui serait celui de l'auteur, pour rendre visible le monde du texte (et non plus seulement sa réalité documentaire), la méthode consiste à installer des liens entre les documents qui compose un corpus, à implanter dans la liste bien rangée des atomes bibliographiques un système d'innervation qui permettra de circuler d'un atome à l'autre.

 
        Car la bibliographie (signalétique ou analytique, peu importe) est une juxtaposition de références au sens de prises de lien, une mise en liste de miettes d'informations, chaque miette étant isolée des autres. Tout à l'heure, j'ai dit que la référence bibliographique est ouverture en tant que prise de lien : ouverture où se maintient le lien entre document et lecteur potentiel. Mais dans son rapport aux autres références, chaque référence apparaît comme fermée sur elle-même. C'est cette fermeture qu'il s'agit maintenant de forcer, notamment en passant de la référence prise de lien à la référence herméneutique, en passant du signalement de liens vers les documents atomisés à la constitution d'un réseau de liens entre les documents - ce passage permettant de compléter - non d'annuler bien sûr - le travail proprement bibliographique.
 
 
 

   


 
   
       
 
 
 

[1] « La biblio-graphie [sic] ne peut traiter que des unités documentaires qui incorporent en elles les marques lisibles de leur identité à travers la multitude de leurs reproductions » (VARET  Gilbert et Marie-Madeleine, Maîtriser  l'information à travers sa terminologie, Besançon : Université de  Franche-Comté, 1995 - (annales littéraires de l'Université de Besançon; 559), p. 475).

   
   
 
 
 

[2] Cf. id.,  p. 417 sqq.

   
   
 
 
 

[3] L'herméneutique, c'est, étymologiquement et historiquement, l'art d'interpréter les textes. Voyez l'ensemble de l'œuvre de Hans-Georg Gadamer (notamment l'intéressant recueil récemment traduit par Jean Grondin, La philosophie  herméneutique, Paris : puf,  1996) et de Paul Ricœur (notamment ses Essais  d'herméneutique publiés au Seuil).

   
   
 
 
 

[4] Je  me permets de renvoyer à RICHARDOT 1996, article que prolonge la présente communication et qui développe ce point que je ne fait qu'évoquer ici. D'autre part, j'ai expérimenté de type de travail au sujet d'un auteur dans RICHARDOT  Bruno, Formations ouvertes  multiressources. Éléments bibliographiques pour l'université d'été de Lille,  Lille : cueep-ustl, 1995 -  (les cahiers d'études du cueep;  29) (troisième partie, p. 107-151).
 

 
[à suivre]
   
   
 

 

      
   
3 novembre 2004

Du magasinier à l’herméneute : quelques figures du documentaliste en éducation [4]

        

[suite de ...]

L'impact de l'herméneutique sur le travail  documentaliste

      

Pour conclure, je voudrais indiquer quel peut être l'impact de la pratique herméneutique sur le travail documentaliste. Vous aurez compris que les Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication auront toute leur efficacité jusqu'au niveau bibliographique de la référence. Les nombreuses banques de données, qu'elles soient accessibles sur le réseau Minitel ou sur le réseau Internet ou qu'elles ne soient que papier imprimé, n'offrent que des références atomisées, des références juxtaposées et juxtaposables.

      

Pratiquer l'herméneutique implique une autre démarche, d'autres procédures. Après le repérage, le pointage bibliographique, il faut passer à la lecture des documents, ou plutôt il faut passer du document (signalé) au texte (à lire), puis du texte au corpus, c'est-à-dire des textes isolément à l'ensemble des textes. C'est à l'intérieur d'un tel corpus (l'ensemble de la production d'un auteur, si l'on continue l'exemple de la bibliographie d'auteur) que se déploiera la pratique herméneutique. C'est dans les limites du corpus que le documentaliste créera non plus seulement une sériation de textes, mais un système de textes, un système où chaque texte s'articule organiquement avec un ou plusieurs autres textes, un système dont les éléments communiquent entre eux.

      

Pour une approche  sémiologique en documentation

      

De fait, la pratique herméneutique s'appuie sur des théories qui relèvent de la sémiologie. C'est dire que le documentaliste ne se contentera plus ici de répéter (ou d'élaborer) les éléments descriptifs des documents, mais s'obligera à présenter les liens intertextuels de façon à rendre visible la circulation du sens à l'intérieur du corpus. Comme s'il s'agissait d'opérationnaliser le concept d'intertexte cher aux sémiologues comme Barthes ou Kristeva, et à condition de faire nôtre leur promesse d'épaississement social de la théorie du texte[1] : la description d'un texte sera incomplète si elle n'aborde pas les conditions de la production du texte en question et si sa « productivité » comme disent Barthes et Kristeva n'est pas approchée et restaurée.

      

Il est intéressant de constater que, par le biais d'une réflexion sur le concept de « référence » qui ouvre sur l'herméneutique, nous en arrivons aux mêmes rivages épistémologiques que ceux auxquels accoste Daniel Warzager, par exemple, par le biais d'une réflexion sur la documentation comme « indiscipline scolaire » - dans les colonnes d'Inter-cdi[2]. Celui-ci va jusqu'à regretter que « les techniques documentaires et l'utilisation élémentaire des technologies nouvelles prennent le pas, faute de temps disponible, sur la réflexion, l'interprétation et la mise à distance de l'information ».

      

La communication  documentaire, une autre navigation

      

Enfin, je souhaiterais établir un parallèle entre deux types de navigation. Vous savez, vous avez forcément lu à maintes reprises que la compétence de navigation est requise aujourd'hui[3], très souvent présentée comme une compétence nouvellement requise car liée à l'usage des Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication. Quant à moi, et sans vouloir fatalement jouer les ringards, je prétends qu'un corpus textuel est un océan systémique où, pour savoir naviguer sans risquer la noyade, il convient de repérer les courants marins, ceux de surface, ceux des profondeurs, les courants intermédiaires, les courants en biais... Ces courants figurent les liens intertextes du corpus, le système d'innervation dont je parlais tout à l'heure. Des liens hypertextes complexes et intelligents, en somme.

      

      

      

 
 
Rouen, le 17 mai 1996
 
        
      

       
 
 
 

[1] « Épistémologiquement, le concept d'intertexte est ce qui apporte à la théorie du texte le volume de la socialité : c'est tout le langage, antérieur et contemporain, qui vient au texte, non selon la voie d'une filiation repérable, d'une imitation volontaire, mais selon celle d'une dissémination – image qui assure au texte le statut, non d'une reproduction, mais d'une productivité. » (Roland Barthes,  « Théorie du texte », Encyclopædia  Universalis).

   
   
 
 
 

[2]     Warzager Daniel, « La documentation, indiscipline scolaire », Inter-cdi,  n° 135, mai-juin 1995 - p. 6-11.

   
   
 
 
 

[3] Cf., pour exemple récent, la communication  de Sérafin Alava dans RICHARDOT  Bruno (ed.), Pratiques d'autoformation et  d'aide à l'autoformation / Deuxième colloque européen sur l'autoformation,  Lille, 6-7 novembre 1995 ; trigone  graf - Lille : cueep-ustl,  1996 - (les cahiers d'études du cueep;  32-33) (p. 167-173).
 

 
 


 

      
   
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3 novembre 2004

L é a

léa
brève longue
fermé ouvert
c'est court mais en contraires liés
ça coule en infini

léa
lionnette sans jungle
docile sauvageonne
tu rugiras mais doucement
quand le câlin te plaira

léa
brève longue
le temps sera long
nous t'attendons ta mère et moi
tes frères aussi impatiemment

léa
lionnette sans jungle
poisson dans l'eau
notre œil sonore t'espionne quelques fois
notre main sensuelle te caresse déjà

léa
brève longue
fermé ouvert
tu es pour l'heure en ta source
dans le creux du ventre rebondi

léa
lionnette solitaire
encore vingt semaines
et tu sortiras de la tanière
où la semence s'est épuisée

léa
brève longue
fermé ouvert
c'est court mais en contraire liés
ça coule en infini


Poème pour une petite fille à venir
Septembre 1996


2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [8]

[suite de ...]

Exégèse bibliographique et herméneutique

En tant que prise de lien, la référence (Bezugnahme) est une catégorie opérationnelle de la bibliographie ; en tant que lien maintenu, elle est une catégorie quasi-passive de l'exégèse. La référence active et activante dans l'exégèse, c'est la Bedeutung. On est passé de la communication de données à l'interprétation de texte, de la bibliographie à l'herméneutique. Ou plutôt la bibliographie s'est enrichie, complétant sa fonction informationnelle par une fonction philosophiquement plus pertinente, la fonction herméneutique.      

La critique avait déjà produit un dépassement de la technique bibliographique, en portant l'œuvre à un état actuel, en la recontextualisant pour l'inscrire dans l'action, faisant de la Bezugnahme un lien mémorial presque inactivé. L'herméneutique va permettre un nouveau dépassement pour une nouvelle inscription : inscription de l'action (où l'œuvre s'est inscrite) dans une ouverture pratiquée dans l'œuvre interprétée.      

Je disais plus haut que l'exégète travaille plus à la lisibilité du « monde » que déploie le texte au devant de lui qu'à expliciter les intentions de l'auteur qui a créé ce texte (cette explicitation n'étant qu'une étape du travail de compréhension - décontextualisation - recontextualisation). C'est précisément la fonction herméneutique qui est ici à l'œuvre.      

Qu'est-ce que  l'herméneutique ? Pour répondre brièvement, je dirai que c'est la pratique méthodique (la technè des grecs) de l'interprétation, en l'occurrence ici de l'interprétation des  textes [Pour une réponse plus fouillée, on  pourra lire Paul Ricœur (op. cit.),  mais aussi Hans-Georg Gadamer, Vérité et  méthode (Paris : Éditions du Seuil, 1976) et les deux volumes de L'art de comprendre (Paris :  Aubier, 1982 et 1991).].  Interpréter, c'est s'approprier dans un effort  d'explication-compréhension [L'herméneutique a été secouée par un conflit d'ordre épistémologique qui opposait explication (sciences de la nature) et compréhension (sciences humaines, « sciences de l'esprit », comme disaient les romantiques allemands). Paul Ricœur a consacré plusieurs textes à l'analyse et au dépassement de ce conflit (op. cit.).],  c'est expliciter ce que l'œuvre-texte a d'unique, à savoir le  « monde » qui s'y déploie. Comme dit Paul Ricœur, "ce qui est [...] à interpréter dans un texte, c'est une proposition de monde, d'un monde tel que je puisse l'habiter  pour y projeter un de mes possibles les plus proches". Bien sûr, Paul  Ricœur pense ici à la poésie, à la fiction, aux métamorphoses de la vie  quotidienne, aux "variations  imaginatives que la littérature opère sur le réel" [Op. cit., p. 115.]. Mais je soutiens que l'écriture praticienne et de recherche en formation et en éducation, notamment, se réalise elle aussi - c'est-à-dire comme toute écriture - en variations imaginatives. Que sont les sept piliers de l'autoformation, chers à Philippe Carré, sinon une métaphore dans les règles de l'art poétique ? [L'interprétation des textes scientifiques les plus axiomatisés montrera, n'en déplaise aux tenants du formalisme logique, que ce qui se donne à lire comme scientifique fonctionne avec les catégories de l'imaginaire. Les écrivains « scientifiques » construisent des mondes eux aussi. "En  physique au sens large, l'énoncé vrai ne figure qu'en tant que métaphore",  écrivait Herman Meyer (Le rôle médiateur  de la logique, Paris : puf, 1956, p. 218). Même Gottlob Frege, qui rêva d'une langue épurée (« langue formulaire de la pensée pure »), ne put, à son grand regret, se dispenser de l'usage d'images.]      

Que dire des textes scientifiques à forte charge idéologique ou  utopique [Cf. Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie,  Paris : Denoël, 1984, 214 p. (Médiations), et Paul Ricœur, op. cit., p. 303-392.] ? J'ai tenté naguère un essai d'interprétation d'un corpus de textes fondateurs de la méthode de la recherche-action de type stratégique, notamment en tant que méthode d'évaluation des dispositifs de formation [Bruno Richardot,  « Recherche-action de type stratégique », Actualité de la formation  permanente, n° 120, septembre-octobre 1992, p. 103-119. A  noter que la plus grande part de ce corpus est publiée dans les Cahiers d'études du CUEEP.]. Mon objectif était globalement d'amener au devant de la scène textuelle la « proposition de monde » dont les éléments les plus topiques se tiennent en coulisses, de renverser la profondeur du texte après en avoir bien fouillé les bas-fonds [L'expression est de Friedrich  Nietzsche (Aurore, § 446).]. Cet objectif fonde sa légitimité sur l'un des postulats de toute  herméneutique : le soupçon de sens. "Le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et qui est immédiatement manifesté, n'est peut-être en réalité qu'un moindre sens, qui protège, resserre, et malgré tout transmet un autre sens ; celui-ci étant à la fois le sens le plus fort, et le sens « d'en dessous »" [Michel Foucault, « Nietzsche,  Freud, Marx », dans Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Philosophie,  n°VI, Paris : Éditions de Minuit, 1967, p. 183. Par un de ces renversements souterrains qui jalonnent la philosophie dans son développement, ne pourrait-on voir la matrice de ce postulat dans l'équivoque mantique, telle que l'énonce Héraclite (fragment 93) : "Le maître à  qui appartient l'oracle, celui de Delphes, ni ne dit ni ne cache ; il  signifie." ? Jean Bollack et Heinz Wismann (Héraclite ou la séparation, Paris : Éditions de Minuit, 1972,  p. 273-274) interprètent la fin du fragment en "dit-et-cache, indiquant par ce qu'il dit ce qu'il ne dit pas".]. Pratiquer le soupçon de sens, c'est dénoncer la naturalité du signe, c'est comprendre le signe comme une interprétation déjà-là [Michel Foucault (op.cit., p. 189) ne fait-il pas justement remarquer que ce n'est pas l'histoire des rapports de production qu'interprète Marx, mais "un rapport se donnant déjà comme une interprétation, puisqu'il se présente comme nature" ?  Plus loin (p. 191), l'archéologue du savoir affirme : "le signe est déjà une interprétation qui ne se donne pas pour telle. Les signes sont des interprétations qui essayent de se justifier, et non pas l'inverse". On connaît la formule nietzschéenne  selon laquelle il n'y a pas de phénomènes moraux, mais seulement une  interprétation (Ausdeutung) morale  des phénomènes (Par delà le bien et le  mal, § 108) ...].

Quelques puristes de l'histoire de la philosophie contemporaine verront très certainement d'un très mauvais œil l'association de deux pensées inconciliables de l'interprétation, celle de Paul Ricœur et celle de Michel Foucault [Voyez par exemple Jean-Marie Auzias, Michel Foucault, Lyon : La manufacture, 1986, p. 219. Il semble d'ailleurs que l'opposition entre Foucault et Ricœur repose sur un contresens dans la lecture que fait Jean-Marie Auzias de la fin de la contribution de Foucault (p. 189 et suivantes).], le premier parlant de mise au devant du texte, le second de renversement de profondeur et donc de mise en surplomb du texte. C'est oublier que l'image de la profondeur, Foucault la reprend des auteurs qu'il interprète (Nietzsche, Freud et Marx). La synthèse est possible dans l'image de mise au devant du texte de ce qui y est enfoui au plus profond. Mais les mêmes puristes opposeront peut-être le conflit entre ce qu'on pourrait appeler la philosophie du redéploiement dans l'herméneutique ricœurienne et la philosophie du soupçon dans l'herméneutique foucaltienne. Outre qu'on peut très bien formuler ici le même rappel que pour l'image de la profondeur, il n'y a aucune raison pour qu'on ne puisse considérer ces deux façons de penser non pas comme sur le même plan, mais comme successives, la posture ricœurienne venant après la foucaltienne. Soupçonner les signes (pour en saisir le sens) puis redéployer le monde (à partir du sens « d'en dessous »). On fera l'hypothèse que la posture du soupçon est d'autant plus indispensable quand le texte veut avoir une portée sociale sans pour autant livrer les éléments de son appareil stratégico-axiologique, sans décliner la qualité de l'énergie axiologique qui l'innerve.

Avant d'être explicitation d'une proposition de monde, la référence-Bedeutung doit commencer par être tout simplement

  • d'une part élucidation de signification - ce qui peut entraîner une réécriture du texte interprété [Voyez Bruno Richardot, art. cit., p. 113, note 123.] -, 
  • d'autre part contextualisation des références-Bezugnahmen mobilisées, convoquées dans le texte interprété [Id., p. 106-107 (travail sur une référence à Sartre).],
  • enfin convocation-Berufung (pour  contextualisation) des références-Bezugnahmen  non explicitement convoquées dans le texte interprété [Cette opération de restauration  permet d'élargir le corpus interprété, soit par des textes concomitants (voyez id., p. 108, note 68, par exemple),  soit par des textes antécédents (voyez id., p. 109, note 76, par exemple) - tous textes faisant l'objet de reprise ou d'interprétation à l'intérieur du texte interprété.]. 

Le premier cran de la Bedeutung est donc frontalement triple : restauration du texte et de l'intertexte (concomitant et antécédent). Le second cran, c'est l'exposition au devant du texte interprété du projet de monde qu'il propose.      

Ricœur précise bien que ce monde est "tel que je puisse l'habiter pour y projeter un de mes possibles les  plus proches". L'herméneutique est création, l'interprétation est un nouveau texte, une nouvelle œuvre. Cette précision a une conséquence importante quant au statut de l'interprétation, qui s'exprime à la fois dans la philosophie du soupçon et dans celle du redéploiement. L'un des apports les mieux connus de Martin Heidegger à cette dernière est le traitement du fameux « cercle herméneutique » - que j'énonce ainsi : l'interprète lit en fonction du projet de monde qui lui est propre [Voyez id., p. 110.]. On en voit immédiatement l'impact : l'interprétation est, de droit, passible d'interprétation. Tout texte est interprétation, toute interprétation est texte. Du coup, toute lecture est interprétation d'une interprétation, toute interprétation est lecture d'une lecture. Nous entrons là dans une chaîne infinie de retours sur soi de l'interprétation dont la philosophie du soupçon affirme qu'elle ne peut s'abîmer que dans la disparition de l'interprète.      


Tant qu'il y aura des interprètes ; tant qu'il y aura des  êtres de langage...

à suivre

2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [7]

[suite de ...]

Exégèse bibliographique et critique littéraire

Pour Maurice Blanchot [« Qu'en est-il de la critique ? », Arguments, n° 12-13, janvier-mars 1959, p. 34-37.], la critique littéraire est un « compromis » entre deux formes d'institution, la journalistique et l'universitaire. Elle est le lieu où "le savoir au jour le jour, empressé, curieux, passager, le savoir érudit, permanent, certain, vont à la rencontre l'un de l'autre et se mêlent tant bien que mal". Prise entre deux réalités institutionnelles si puissantes, "la critique est en elle-même presque sans réalité". Mais Blanchot s'empresse d'ajouter que tout est "comme si cette manière de n'être rien annonçait [...] sa plus profonde vérité". En fait il prépare ainsi un glissement : subrepticement, il passe de l'humilité institutionnelle à l'effacement existentiel de la critique.

En effet, "la parole critique a ceci de singulier, plus elle se réalise, se développe et s'affirme, plus elle doit s'effacer : à la fin elle se brise. Non seulement elle ne s'impose pas, attentive à ne pas remplacer ce dont elle parle, mais elle ne s'achève et ne s'accomplit que lorsqu'elle disparaît : et ce mouvement de disparition n'est pas la simple discrétion, surajoutée, du serviteur qui, après avoir joué son rôle et mis la maison en ordre, s'éclipse : c'est le sens même de son accomplissement qui fait qu'en se réalisant, elle disparaît".  On ne peut saisir la présence du critique (et de la critique) que comme "toujours prête à s'évanouir".

Mais cet effacement de la parole critique devant la parole créatrice (la parole critique parle la parole créatrice) n'est pas modestie : la parole critique est l'« épiphanie » de la parole créatrice, son « actualisation nécessaire ». "La critique est cette perspective ou cet  espace ouvert dans lequel [l'œuvre] se communique", et cette communication "n'est que la dernière métamorphose de cette ouverture qu'est l'œuvre en sa genèse, ce qu'on pourrait appeler sa non-coïncidence essentielle avec elle-même, tout ce qui ne cesse de la rendre possible-impossible". Du coup, "à force de disparaître devant  l'œuvre, [la critique] se ressaisit  en elle, et comme l'un de ses moments essentiels".


Que retenir de cette réflexion de Maurice Blanchot sur sa propre pratique, la critique littéraire ? Il est clair, à première vue, que le qualificatif « littéraire » n'a pas la même extension que ce que manipule le documentaliste spécialisé dans le domaine de la formation continue et des sciences de l'éducation. Le chercheur, l'ingénieur, le consultant n'entretiennent sûrement pas le même rapport à leur œuvre scripturale que le romancier ou le poète. Reste que je suis persuadé que l'« écriture praticienne » en formation et en éducation est passible d'un traitement critique. Persuadé, pas convaincu : je n'ai pas à ce jour les arguments pour étayer ce qui n'est encore que de l'ordre de l'hypothèse de travail.

En effet, au prix d'une métaphore, c'est-à-dire d'une transposition du champ de l'écriture poétique au champ de l'écriture praticienne (et de recherche en formation et en éducation), il apparaît que l'exégète bibliographe présente de nombreux points communs avec le critique littéraire. Ne serait-ce que la revendication à pouvoir, dans le même mouvement, créer du sens et s'effacer. L'originalité consisterait à se prétendre original mais dans le souffle d'une œuvre déjà-là. Qu'est-ce que l'actualisation dont parlait Blanchot, sinon le travail d'ingénierie qui construit le pont (les ponts) entre l'œuvre déjà-là et les acteurs de la formation - dernier travail de l'œuvre par lequel la prétention de l'œuvre (comme système complexe) à être féconde d'action (la Reichweite de tout à l'heure) touche enfin aux rives du possible ? Inscrite dans l'action, l'œuvre l'est en soi, mais comme possibilité : elle est inscriptible, seulement inscriptible. L'inscription dans l'action, dans telle action, s'opère dans cette « dernière métamorphose » de l'œuvre qu'est l'exégèse.

Nous sommes loin de la Bezugnahme. Ou plutôt celle-ci fonctionne ici, non plus comme prise de lien, mais comme mémoire du lieu d'origine, comme lien maintenu à l'œuvre-texte, comme chemin de possible retour à un état de l'œuvre antérieur à l'actualisation.

à suivre


2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [6]

[suite de ...]

Les références et le sens

Depuis Gottlob Frege, on a coutume de distinguer, dans toute proposition de discours, entre le sens (Sinn)  et la référence (Bedeutung) [Gottlob Frege, « Sinn und  Bedeutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik,  n° 100, 1892.]. Le sens est immanent au discours, construisant (ou visant *)  une réalité idéelle, assurant la cohérence interne du discours. La référence,  c'est la portée (Tragweite, synonyme  possible de Bedeutung) du discours,  son effet dans l'ordre du réel (Wirkung),  sa fécondité d'action (c'est ainsi que l'on pourrait comprendre un autre  synonyme possible de Bedeutung, Reichweite).

En fait, la traduction courante de Bedeutung donnerait plutôt quelque chose comme  « signification », voire « sens » [Les dictionnaires allemands donnent Sinn comme synonyme possible de Bedeutung.]. Mais Frege utilise la distinction pour établir un écart sémantique. Claude Imbert, le traducteur français de Frege, traduit par « dénotation » [Gottlob Frege, Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 102-126 (collection Points Essais). Le traducteur justifie son choix p. 15-16.].  Émile Benveniste [Émile Benveniste, « La forme  et le sens dans le langage », dans les Actes  du XIIème congrès des  sociétés de philosophie de langue française, Neuchâtel : La  Baconnière, 1967, tome 2, p. 26 et suivantes.]  et, après lui Paul Ricœur [Op. cit., p. 113 par exemple.],  préfèrent « référence ».

Voici donc un second type de référence. A côté de la référence bibliographique, référence-prise de lien, on a la référence « herméneutique », référence qui, dans le projet d'exégèse, permet de rendre habitable le monde déployé par le texte [Au début d'un article intitulé  « La lecture comme construction » (dans Poétique, n° 24, 1975, p.417-425), Tzvetan Todorov explique comment, dans la lecture d'un roman, seules les phrases qu'il appelle « référentielles » permettent (au lecteur) de construire l'univers imaginaire.]. Quand je disais, plus haut, qu'il s'agissait de « transformer, à partir d'un travail en plusieurs temps de compréhension- décontextualisation-recontextualisation », je voulais très précisément parler d'une transformation analogue à celle dont on parle dans les règles du rugby. Que l'exégèse ne puisse venir qu'après la lecture, cela signifie que l'exégète « transforme» sa lecture de l'œuvre en œuvre à part entière. La lecture se comprend dans ce sens comme un essai - dont l'écriture de l'exégèse est la transformation.

Deux réflexions peuvent être maintenant engagées à propos de l'exégèse bibliographique, à partir de la question du rapport qu'elle entretient avec deux autres pratiques de compréhension - décontextualisation - recontextualisation de l'œuvre textuelle : l'herméneutique (philosophique) et la critique (littéraire). La conduite de cette double réflexion dans le cadre du travail documentaliste nous mènera, en conclusion, vers l'élaboration fragmentaire de ce que pourrait être une « herméneutique documentaire ».


*    Selon que l'on considère le discours (oral ou écrit, parole ou texte) comme constructeur du sens, ou comme exprimant un déjà-là de la pensée. J'opterais, quant à moi, pour l'option constructiviste, sans pouvoir hélas proposer d'arguments à mes yeux convaincants. Quoi qu'il en soit, il semble que poser ainsi cette alternative revient à distinguer au moins deux plans de réalité, si ce n'est trois : il y aurait une réalité première qui serait l'idée, puis, secondairement, des réalités plus ou moins dégradées par rapport à l'idée, à savoir la parole et l'écrit - ceux-ci pouvant dans un deuxième temps être placés dans un rapport analogue, où l'écrit serait comme une dégradation de la parole (voyez Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris : Éditions de minuit, 1967, 447 p.). Chez Platon, cela donne trois niveaux d'activité : la contemplation de l'idée (avec un indice de « réalité » maximum), la parole (indice de réalité moindre, au mieux de l'ordre de la réminiscence) puis seulement l'écriture (faible indice de réalité, de l'ordre du souvenir de réminiscence). Même schéma chez Rousseau, où l'on a la conscience (présence à soi dans le sentiment), puis la parole (voix de la conscience), enfin l'écriture (représentation de la parole). C'est en appauvrissant ce type de modèle que la linguistique saussurienne se construira... Le lecteur comprendra qu'un documentaliste bibliographe vive assez mal que l'écrit ne soit que la pâle copie d'une pâle copie de ce qui serait l'authentique ! De mon humble point de vue, il devrait être possible - hypothèse de travail - de mettre sur le même plan de réalité les trois modes de ce qui devrait s'appeler la production de sens : le pensé (et non plus l'idée hypostasiée ni la conscience divinisée), le dit et l'écrit. La description des interrelations qui les unissent pratiquement montrerait à coup sûr que, s'agissant de la question (du statut) de l'écriture, l'idéalisme n'est pas une fatalité.


à suivre


2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [5]

[suite de ...]

L'exégèse et ses textes

Évoquant le présent travail (dans sa forme originelle de document d'accompagnement de l'Université d'été), Philippe Carré a un jour parlé d'une « exégèse bibliographique ». J'accepterai volontiers cette caractérisation, mais à une seule condition : que la connotation dogmatique en soit évacuée. Historiquement, en effet, la première grande exégèse fut biblique, où le travail du dogme fournissait les clés d'interprétation du « texte révélé » [L'exégèse comme discipline  théologique ; cf. François Laplanche, La  bible en France entre mythe et critique (XVI-XIXème  siècle), Paris : Albin Michel, 1994, 315 p.]. Cette condition acceptée, je prends volontiers à mon compte les autres dimensions de l'exégèse. Cette bibliographie veut être une œuvre à part entière - quand même elle se finalise, pour une part, dans une invitation à lire l'œuvre de Philippe Carré -, en même temps qu'une contribution à l'élaboration d'une méthodologie d'herméneutique documentaire attachée au domaine de la formation continue et des sciences de l'éducation.

Œuvre à part entière, cela signifie d'abord autonomie par rapport au texte-objet de l'exégèse. Le producteur du texte-objet est tout à la fois présent et absent de l'exégèse. Présent en tant que producteur originel sans lequel l'exégèse n'aurait pu même être imaginée comme possible, mais absent en ce que l'exégète travaille plus à la lisibilité du « monde » que déploie le texte au devant de lui qu'à expliciter les intentions de l'auteur qui a créé ce texte. Œuvre à part entière, cela signifie également que le présent texte est un nouveau texte, un texte qui finalement déploie un autre monde que celui du texte-objet.


Contribution à l'élaboration d'une méthodologie d'herméneutique documentaire, ce travail veut proposer autre chose qu'une bibliographie analytique ou qu'une synthèse documentaire. Travail documentaire classique, la bibliographie analytique pratique une sorte d'émiettement, chaque référence se fermant sur elle-même [Cette fermeture sur soi de la référence doit se comprendre dans son rapport aux autres références. En tant que pont, c'est-à-dire en tant que lien établi entre lecteur potentiel et texte, la référence est en soi ouverture.] et s'inscrivant dans un ordre externe de raisons [Cet ordre est dit externe à la référence en ce que l'écriture documentaire proprement dite est indépendante de l'ordre de classement des références entre elles. Ceci est l'une des manifestations tangibles de la pratique de l'émiettement.]. La bibliographie analytique ne crée pas de sens nouveau : elle livre une information sur. Ainsi, on qualifiera une présentation d'ouvrage de bonne quand elle sera en elle-même lisible certes, mais surtout quand elle rendra fidèlement compte de ce que serait le contenu de l'œuvre référencée. Quant à la synthèse documentaire, elle n'est que très rarement un travail documentaire, au sens où ce sont en général des chercheurs spécialistes du sujet traité, et non des documentalistes, pauvres « piétons du savoir », qui s'attellent à ce type de tâche [Il suffit de parcourir les  synthèses documentaires publiées régulièrement par la revue française de pédagogie pour s'en convaincre.]. L'écriture de la synthèse documentaire est déterminée par la problématique du chercheur. Là où la bibliographie analytique pêchait par souci de transparence et d'effacement du documentaliste devant le ce sur quoi elle informait, la synthèse documentaire va pêcher par souci de réduction orientée. Signalant une œuvre, la synthèse n'en retiendra que ce qui s'inscrit dans le mouvement de la problématique du chercheur qui la signe.

Dans l'exégèse bibliographique, au contraire, c'est la complexion de l'œuvre interprétée, c'est-à-dire la complexion de l'œuvre en tant qu'elle est interprétée, qui détermine l'écriture documentaire. Cela dit, il ne s'agit plus seulement d'informer sur, mais, plus globalement, de transformer, dans un travail en plusieurs temps de compréhension- décontextualisation-recontextualisation. Tout se passe comme si l'exégèse bibliographique ne pouvait venir qu'après la lecture, qui n'est, à bien regarder, qu'une entreprise où un texte est décontextualisé - tant du point de vue sociologique que psychologique - pour se laisser recontextualiser dans une nouvelle situation [Sur ce sujet, on peut consulter l'œuvre de Paul Ricœur, notamment les textes réunis dans Du texte à l'action. Essais d'herméneutique, II, Paris : Éditions du Seuil, 1986, 414 p.], et ce, sans que l'auteur du texte lu n'y puisse  rien...

à suivre


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