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BRICH59
2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [6]

[suite de ...]

Les références et le sens

Depuis Gottlob Frege, on a coutume de distinguer, dans toute proposition de discours, entre le sens (Sinn)  et la référence (Bedeutung) [Gottlob Frege, « Sinn und  Bedeutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik,  n° 100, 1892.]. Le sens est immanent au discours, construisant (ou visant *)  une réalité idéelle, assurant la cohérence interne du discours. La référence,  c'est la portée (Tragweite, synonyme  possible de Bedeutung) du discours,  son effet dans l'ordre du réel (Wirkung),  sa fécondité d'action (c'est ainsi que l'on pourrait comprendre un autre  synonyme possible de Bedeutung, Reichweite).

En fait, la traduction courante de Bedeutung donnerait plutôt quelque chose comme  « signification », voire « sens » [Les dictionnaires allemands donnent Sinn comme synonyme possible de Bedeutung.]. Mais Frege utilise la distinction pour établir un écart sémantique. Claude Imbert, le traducteur français de Frege, traduit par « dénotation » [Gottlob Frege, Écrits logiques et philosophiques, trad. C. Imbert, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 102-126 (collection Points Essais). Le traducteur justifie son choix p. 15-16.].  Émile Benveniste [Émile Benveniste, « La forme  et le sens dans le langage », dans les Actes  du XIIème congrès des  sociétés de philosophie de langue française, Neuchâtel : La  Baconnière, 1967, tome 2, p. 26 et suivantes.]  et, après lui Paul Ricœur [Op. cit., p. 113 par exemple.],  préfèrent « référence ».

Voici donc un second type de référence. A côté de la référence bibliographique, référence-prise de lien, on a la référence « herméneutique », référence qui, dans le projet d'exégèse, permet de rendre habitable le monde déployé par le texte [Au début d'un article intitulé  « La lecture comme construction » (dans Poétique, n° 24, 1975, p.417-425), Tzvetan Todorov explique comment, dans la lecture d'un roman, seules les phrases qu'il appelle « référentielles » permettent (au lecteur) de construire l'univers imaginaire.]. Quand je disais, plus haut, qu'il s'agissait de « transformer, à partir d'un travail en plusieurs temps de compréhension- décontextualisation-recontextualisation », je voulais très précisément parler d'une transformation analogue à celle dont on parle dans les règles du rugby. Que l'exégèse ne puisse venir qu'après la lecture, cela signifie que l'exégète « transforme» sa lecture de l'œuvre en œuvre à part entière. La lecture se comprend dans ce sens comme un essai - dont l'écriture de l'exégèse est la transformation.

Deux réflexions peuvent être maintenant engagées à propos de l'exégèse bibliographique, à partir de la question du rapport qu'elle entretient avec deux autres pratiques de compréhension - décontextualisation - recontextualisation de l'œuvre textuelle : l'herméneutique (philosophique) et la critique (littéraire). La conduite de cette double réflexion dans le cadre du travail documentaliste nous mènera, en conclusion, vers l'élaboration fragmentaire de ce que pourrait être une « herméneutique documentaire ».


*    Selon que l'on considère le discours (oral ou écrit, parole ou texte) comme constructeur du sens, ou comme exprimant un déjà-là de la pensée. J'opterais, quant à moi, pour l'option constructiviste, sans pouvoir hélas proposer d'arguments à mes yeux convaincants. Quoi qu'il en soit, il semble que poser ainsi cette alternative revient à distinguer au moins deux plans de réalité, si ce n'est trois : il y aurait une réalité première qui serait l'idée, puis, secondairement, des réalités plus ou moins dégradées par rapport à l'idée, à savoir la parole et l'écrit - ceux-ci pouvant dans un deuxième temps être placés dans un rapport analogue, où l'écrit serait comme une dégradation de la parole (voyez Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris : Éditions de minuit, 1967, 447 p.). Chez Platon, cela donne trois niveaux d'activité : la contemplation de l'idée (avec un indice de « réalité » maximum), la parole (indice de réalité moindre, au mieux de l'ordre de la réminiscence) puis seulement l'écriture (faible indice de réalité, de l'ordre du souvenir de réminiscence). Même schéma chez Rousseau, où l'on a la conscience (présence à soi dans le sentiment), puis la parole (voix de la conscience), enfin l'écriture (représentation de la parole). C'est en appauvrissant ce type de modèle que la linguistique saussurienne se construira... Le lecteur comprendra qu'un documentaliste bibliographe vive assez mal que l'écrit ne soit que la pâle copie d'une pâle copie de ce qui serait l'authentique ! De mon humble point de vue, il devrait être possible - hypothèse de travail - de mettre sur le même plan de réalité les trois modes de ce qui devrait s'appeler la production de sens : le pensé (et non plus l'idée hypostasiée ni la conscience divinisée), le dit et l'écrit. La description des interrelations qui les unissent pratiquement montrerait à coup sûr que, s'agissant de la question (du statut) de l'écriture, l'idéalisme n'est pas une fatalité.


à suivre


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