Note de lecture de L’Intelligence économique à l’épreuve de l’éthique / sous la dir. de Nathalie Bordeau - Paris : L’Harmattan, 2013. – 251 p. – (Diplomatie et stratégies). – ISBN 978-2-336-00558-4
dont une version allégée est publiée par l'ADBS.
Mais quelle est donc cette épreuve que l’éthique imposerait à l’intelligence économique ? Explicitement destiné à la formation des diplomates, fonctionnaires internationaux, attachés de défense et dirigeants (coédition L’Harmattan / Centre d’études diplomatiques et stratégiques), l’ouvrage coordonné par Nathalie Bordeau ne cherche à vrai dire pas LA réponse à la question que suscite son titre. Son intérêt principal tient sûrement dans la polyphonie pédagogiquement dosée qui s’y déploie : pas moins de dix-sept voix s’y font entendre. Encore ces voix ont-elles des timbres variés. Nous pouvons entendre aussi bien des militaires que des universitaires, aussi bien des lobbyistes que des médecins, aussi bien des cadres dirigeants (RH notamment) que des membres de cabinets ministériels. Bref, des professionnels chevronnés et des chercheurs attentifs s’adressent à de futurs hauts dirigeants.
Plutôt que de répondre directement à notre question, ce chœur hétéroclite fait entendre la musique de l’organisation et de l’action sur divers terrains et territoires, de l’entreprise internationale ou de la commune jusqu’aux sphères politiques les plus hautes. Mais ce faisant, des éléments de réponse affleurent ici et là, donnant au passage des colorations variées à l’idée même d’éthique. Celle-ci apparaît tantôt comme la réaffirmation de l’impératif catégorique kantien – où il est question que ce qui règle mon action puisse devenir une loi universelle (…meine Maxime solle ein allgemeines Gesetz werden[1]) – jusque dans son inversion pragmatique (par exemple : N’inflige pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il t’inflige), tantôt comme le principe régulateur universel (et non écrit) au-delà du droit (toujours local), au-delà de la morale (toujours particulière) et de la déontologie (toujours sectorielle), tantôt également comme le principe de responsabilité de l’entreprise, voire comme la nouvelle culture entrepreneuriale, comme l’obligation d’une explicite clarté de la politique d’intelligence économique de l’entreprise, comme ce qui donne à la politique d’intelligence économique son plein rendement aussi bien à l’intérieur de l’entreprise que dans son engagement sur le marché, ou encore comme la caution, le garde-fou de l’entreprise dans sa démarche d’influence sur les institutions productrices de normes, dans ses tentatives de modifier les règles du jeu, tantôt enfin – et on tient là la tonalité la plus structurante du discours général – comme ce qui peut entrer en conflit avec la quête d’« efficience », d’« efficacité » économique et/ou politique, voire ce qui ne peut que se dissoudre, par la force des choses (encore le pragmatisme), dans le trop fameux principe de réalité[2]. L’éthique présente ici une figure bien bigarrée !
L’affaire est entendue : nous sommes dans un état de concurrence exacerbée, c’est-à-dire en guerre économique permanente. La lutte généralisée pour le développement c’est-à-dire pour la survie impose de tuer l’autre (métaphore pour : détourner sa clientèle, le devancer, lui imposer son rythme, etc.) si l’on ne veut pas mourir. Un combat à mort entre gladiateurs, sauf qu’on ne connaît pas le César pour qui l’on organise ces jeux – sûrement la fameuse main invisible[3]. Reste que le déroulement des jeux est régulé par un arsenal juridique que les concurrents doivent respecter. La loi pose des interdits qu’on ne peut transgresser sans risquer la condamnation et la sanction. Le système judiciaire est là pour détecter et enregistrer l’infraction, instruire la cause puis juger du degré de culpabilité des fautifs. Il faut donc l’infraction, l’infraction caractérisée. Certes, la loi n’est pas une immuable fatalité et l’un des piliers de l’intelligence économique, l’influence, s’attache à peser sur les instances législatives ou normatives afin d’orienter leurs décisions et pré-dessiner leurs productions. Mais la loi en vigueur est la loi, si dure et contraignante soit-elle. Quand on passe au niveau de l’éthique, l’acte illégal est paradoxalement à la fois insuffisant et superflu. C’est l’intention qui compte, comme on dit[4]. La loi caractérise l’acte comme transgression de l’interdit puis la qualification de l’intention vient en second. L’éthique, elle, n’a quasiment que faire du passage à l’acte. Elle s’intéresse à l’intention, c’est-à-dire à l’acteur. Et force est de constater que notre ouvrage s’intéresse peu à l’intention ; à peine en effleure-t-il la problématique. En fait, pour se placer résolument au niveau de l’éthique, la question aurait peut-être due être celle-ci : quelle(s) épreuve(s) l’intelligence économique impose-telle à l’éthique ? Et pour y apporter des éléments de réponse, il faudrait au préalable s’entendre sur ce que c’est que l’éthique et peut-être surtout se demander et décider ce qu’elle viendrait faire dans cette galère.
Reste que grâce à la polyphonie des acteurs qui y contribuent et grâce même à la bigarrure de l’éthique qui s’y exhibe, cet ouvrage offre au lecteur un très vaste panorama français de l’intelligence économique et peut-être surtout les très nombreux ingrédients d’une réflexion qu’il ne manquera pas de susciter. Les thèmes satellites de l’intelligence économique traités ici sont nombreux qui pourront aménager de multiples biais à cette réflexion. En voici quelques-uns parmi les plus topiques, donnés ici en ordre alphabétique : collectivité territoriale, concurrence, développement international, efficacité économique, élu, entreprise multinationale, finances publiques, gestion des ressources humaines, gouvernance, guerre économique, influence normative, intelligence collective, mondialisation, politique publique, protection, prévention situationnelle[5], recherche de la performance, risque, risque numérique, stratégie informationnelle, sécurisation de l'espace public, sécurisation des données et des informations, sécurisation des systèmes d'information, travail parlementaire, valorisation territoriale, veille stratégique.
[2] Ici encore, le pragmatisme produit une singulière inversion : à l’origine (Sigmund Freud, Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, 1911), le respect du principe de réalité est ce qui fait taire (plus ou moins provisoirement) la « satisfaction pulsionnelle ». Et la recherche de l’efficacité économique (profit) ou politique (pouvoir) semble bel et bien du côté de la pulsion, la prise en compte de l’impératif kantien fonctionnant comme une sorte de rappel à la loi humaine (l’humain comme universel). Or, dans le discours des acteurs de l’intelligence économique, dans le discours des « affaires », c’est la préoccupation éthique qu’on range du côté de la pulsion (utopie humaniste), la recherche d’efficacité étant seule de l’ordre du réel (si je ne développe pas mon affaire, si je ne suis pas meilleur que l’autre, je meurs – principe de survie plus que principe de réalité).
[3] Adam Smith (1723-1790), à qui l’on prête une vaste théorie libérale imagée par cette « main invisible », pensait que chacun ne cherche que son propre intérêt – ce qui fait la « richesse des nations ».
[4] Encore Kant, qui, formalisant la morale en cours au XVIIIème siècle dans l’Europe protestante, pose le postulat selon lequel la valeur morale d’une action gît dans l’intention et surtout pas dans les résultats de cette action (Ibid.).
[5] La présence du chapitre sur ce sujet (pp.107-156) est loin d’aller de soi, quand bien même l’exposé est intéressant. Quel rapport y a-t-il entre l’intelligence économique et la criminologie dans l’espace public local ? Qu’il y ait quelque chose à comprendre entre éthique et vidéosurveillance, soit – sauf que ce point de friction n’est qu’effleuré. Nous sommes de toute façon trop loin de l’intelligence économique.