Satie, quatrième gnossienne
De temps à autre, il me vient l'idée de jouer du Satie.
Erik Satie fut un homme prodigieux, pianiste compositeur qui inspira son ami Debussy de quatre ans son aîné, pianiste compositeur d'une musique si délicate et sonnant si juste qu'on a du mal à imaginer que le piano qu'il utilisait était vieux et jouait assez faux, pianiste compositeur d'une musique caressant si bien nos oreilles d'aujourd'hui qu'on a du mal à imaginer qu'il travailla autour de 1900. Erik Satie est né en 1866, douze ans après Arthur Rimbaud et deux ans avant Paul Otlet, la même année que Vassily Kandinsky et deux ans avant Scott Joplin.
Bien sûr certaines de ses compositions pour piano sont devenus des standards de musique de film ou de musique de Monoprix, comme on disait jadis. À cause de cela, elles peuvent devenir quasiment insupportables... Reste qu'à bien y regarder, à bien lire ces pages, cette musique recèle des merveilles, suscitant une émotion esthétique sincère et durable.
Prenez la quatrième gnossienne, par exemple. Pièce magnifique qui nous raconte une histoire, une histoire sans fin.
J'ai un peu travaillé cette gnossienne et y ai découvert une structure intelligible et ouvrant vers l'infini. La main gauche parcourt le clavier, pas vite (Satie indique "lent" et un éditeur va jusqu'à proposer la noire à 54. Sans aller jusque là force est de constater que ce doit être lent : le bon Aldo Ciccolini va bien trop vite !) en appui sur le grave, en de doux arpèges qui vont de la tonique à la tierce deux fois redoublée. Douze notes en harmonie qui montent puis redescendent, chaque arpège dans une tonalité claire, toujours en mineur : ça commence en ré mineur, puis do mineur, puis ré à nouveau, puis do à nouveau, puis si mineur, ré mineur et mi mineur, puis ré, puis mi, puis ré puis fa# majeur - qui retombe vite dans une "fausse relation" magnifique en ré mineur etc. Par dessus cette arabesque simplissime et envoûtante comme une respiration magique, la main droite dessine une série de petits paysages, comme des miniatures peintes, avec juste quelques notes, quelquefois deux notes seulement, d'autres fois bien davantage. À chaque fois le climat est différent, les contours du motif ne se ressemblent pas, sauf lorsqu'il y a stricte répétition.
Jouant cette pièce, je m'imagine tourner les pages d'un livre d'images, d'images dissemblables qui n'auraient en commun que ma respiration de lecteur. Chaque changement de ton marque la tourne d'une page du livre, le parcours de la page mobilisant un ou plusieurs arpèges, par dessus lesquels la main droite laisse voir ce qui est inscrit, dessiné, évoqué... Le court passage en fa# majeur signifie la fin du livre ou plutôt sa fermeture. Fausse fermeture d'abord (sur le vingtième arpège) avec une immédiate rechute en ré mineur, avec une superbe fausse relation qui marque le changement de décision. Je ne ferme pas le livre, je le rouvre et me remets à lire ce que j'ai déjà lu, peut-être en m'attardant moins sur chaque page... Vraie fermeture enfin sur le trente-deuxième arpège avec ce fa# qui tombe sur un mi plaqué, sans arpège, comme si la fermeture du livre était complètement arbitraire, parce que l'histoire est de toutes façons sans fin. Fermeture arbitraire parce qu'il faut bien que l'écriture s'arrête : le compositeur signe de son écriture anguleuse et date son travail d'écriture du 22 janvier 91...
Jouant cette pièce, je m'imagine je ne sais où, dans un coin de nature que je ne connais pas. Chaque changement de tonalité marque un mouvement de ma tête, mes yeux voyant à chaque fois un spectacle différent. Les arpèges jouent les battements de mon cœur, la main droite me montre ici un oiseau qui piaille joliment, là un autre qui vole
à tire d'aile, là-bas une abeille qui virevolte... et l'accord plaqué de mi
n'existe que parce qu'il faut bien que je poursuive mon chemin. Mais le coin de nature est toujours là qui m'attend.
Trente-deux arpèges et un accord.
Et des mondes s'ouvrent à vous.
Si tu aimes Satie, lecteur fidèle, tu peux jouer sa musique : elle est éditée chez Salabert mais beaucoup de partitions sont en circulation sur la toile - dont celle de la quatrième gnossienne. Tu peux aussi lire la notice de musicologie.org ou encore visiter le blog que lui consacre un fan.