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BRICH59
2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [8]

[suite de ...]

Exégèse bibliographique et herméneutique

En tant que prise de lien, la référence (Bezugnahme) est une catégorie opérationnelle de la bibliographie ; en tant que lien maintenu, elle est une catégorie quasi-passive de l'exégèse. La référence active et activante dans l'exégèse, c'est la Bedeutung. On est passé de la communication de données à l'interprétation de texte, de la bibliographie à l'herméneutique. Ou plutôt la bibliographie s'est enrichie, complétant sa fonction informationnelle par une fonction philosophiquement plus pertinente, la fonction herméneutique.      

La critique avait déjà produit un dépassement de la technique bibliographique, en portant l'œuvre à un état actuel, en la recontextualisant pour l'inscrire dans l'action, faisant de la Bezugnahme un lien mémorial presque inactivé. L'herméneutique va permettre un nouveau dépassement pour une nouvelle inscription : inscription de l'action (où l'œuvre s'est inscrite) dans une ouverture pratiquée dans l'œuvre interprétée.      

Je disais plus haut que l'exégète travaille plus à la lisibilité du « monde » que déploie le texte au devant de lui qu'à expliciter les intentions de l'auteur qui a créé ce texte (cette explicitation n'étant qu'une étape du travail de compréhension - décontextualisation - recontextualisation). C'est précisément la fonction herméneutique qui est ici à l'œuvre.      

Qu'est-ce que  l'herméneutique ? Pour répondre brièvement, je dirai que c'est la pratique méthodique (la technè des grecs) de l'interprétation, en l'occurrence ici de l'interprétation des  textes [Pour une réponse plus fouillée, on  pourra lire Paul Ricœur (op. cit.),  mais aussi Hans-Georg Gadamer, Vérité et  méthode (Paris : Éditions du Seuil, 1976) et les deux volumes de L'art de comprendre (Paris :  Aubier, 1982 et 1991).].  Interpréter, c'est s'approprier dans un effort  d'explication-compréhension [L'herméneutique a été secouée par un conflit d'ordre épistémologique qui opposait explication (sciences de la nature) et compréhension (sciences humaines, « sciences de l'esprit », comme disaient les romantiques allemands). Paul Ricœur a consacré plusieurs textes à l'analyse et au dépassement de ce conflit (op. cit.).],  c'est expliciter ce que l'œuvre-texte a d'unique, à savoir le  « monde » qui s'y déploie. Comme dit Paul Ricœur, "ce qui est [...] à interpréter dans un texte, c'est une proposition de monde, d'un monde tel que je puisse l'habiter  pour y projeter un de mes possibles les plus proches". Bien sûr, Paul  Ricœur pense ici à la poésie, à la fiction, aux métamorphoses de la vie  quotidienne, aux "variations  imaginatives que la littérature opère sur le réel" [Op. cit., p. 115.]. Mais je soutiens que l'écriture praticienne et de recherche en formation et en éducation, notamment, se réalise elle aussi - c'est-à-dire comme toute écriture - en variations imaginatives. Que sont les sept piliers de l'autoformation, chers à Philippe Carré, sinon une métaphore dans les règles de l'art poétique ? [L'interprétation des textes scientifiques les plus axiomatisés montrera, n'en déplaise aux tenants du formalisme logique, que ce qui se donne à lire comme scientifique fonctionne avec les catégories de l'imaginaire. Les écrivains « scientifiques » construisent des mondes eux aussi. "En  physique au sens large, l'énoncé vrai ne figure qu'en tant que métaphore",  écrivait Herman Meyer (Le rôle médiateur  de la logique, Paris : puf, 1956, p. 218). Même Gottlob Frege, qui rêva d'une langue épurée (« langue formulaire de la pensée pure »), ne put, à son grand regret, se dispenser de l'usage d'images.]      

Que dire des textes scientifiques à forte charge idéologique ou  utopique [Cf. Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie,  Paris : Denoël, 1984, 214 p. (Médiations), et Paul Ricœur, op. cit., p. 303-392.] ? J'ai tenté naguère un essai d'interprétation d'un corpus de textes fondateurs de la méthode de la recherche-action de type stratégique, notamment en tant que méthode d'évaluation des dispositifs de formation [Bruno Richardot,  « Recherche-action de type stratégique », Actualité de la formation  permanente, n° 120, septembre-octobre 1992, p. 103-119. A  noter que la plus grande part de ce corpus est publiée dans les Cahiers d'études du CUEEP.]. Mon objectif était globalement d'amener au devant de la scène textuelle la « proposition de monde » dont les éléments les plus topiques se tiennent en coulisses, de renverser la profondeur du texte après en avoir bien fouillé les bas-fonds [L'expression est de Friedrich  Nietzsche (Aurore, § 446).]. Cet objectif fonde sa légitimité sur l'un des postulats de toute  herméneutique : le soupçon de sens. "Le langage ne dit pas exactement ce qu'il dit. Le sens qu'on saisit, et qui est immédiatement manifesté, n'est peut-être en réalité qu'un moindre sens, qui protège, resserre, et malgré tout transmet un autre sens ; celui-ci étant à la fois le sens le plus fort, et le sens « d'en dessous »" [Michel Foucault, « Nietzsche,  Freud, Marx », dans Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Philosophie,  n°VI, Paris : Éditions de Minuit, 1967, p. 183. Par un de ces renversements souterrains qui jalonnent la philosophie dans son développement, ne pourrait-on voir la matrice de ce postulat dans l'équivoque mantique, telle que l'énonce Héraclite (fragment 93) : "Le maître à  qui appartient l'oracle, celui de Delphes, ni ne dit ni ne cache ; il  signifie." ? Jean Bollack et Heinz Wismann (Héraclite ou la séparation, Paris : Éditions de Minuit, 1972,  p. 273-274) interprètent la fin du fragment en "dit-et-cache, indiquant par ce qu'il dit ce qu'il ne dit pas".]. Pratiquer le soupçon de sens, c'est dénoncer la naturalité du signe, c'est comprendre le signe comme une interprétation déjà-là [Michel Foucault (op.cit., p. 189) ne fait-il pas justement remarquer que ce n'est pas l'histoire des rapports de production qu'interprète Marx, mais "un rapport se donnant déjà comme une interprétation, puisqu'il se présente comme nature" ?  Plus loin (p. 191), l'archéologue du savoir affirme : "le signe est déjà une interprétation qui ne se donne pas pour telle. Les signes sont des interprétations qui essayent de se justifier, et non pas l'inverse". On connaît la formule nietzschéenne  selon laquelle il n'y a pas de phénomènes moraux, mais seulement une  interprétation (Ausdeutung) morale  des phénomènes (Par delà le bien et le  mal, § 108) ...].

Quelques puristes de l'histoire de la philosophie contemporaine verront très certainement d'un très mauvais œil l'association de deux pensées inconciliables de l'interprétation, celle de Paul Ricœur et celle de Michel Foucault [Voyez par exemple Jean-Marie Auzias, Michel Foucault, Lyon : La manufacture, 1986, p. 219. Il semble d'ailleurs que l'opposition entre Foucault et Ricœur repose sur un contresens dans la lecture que fait Jean-Marie Auzias de la fin de la contribution de Foucault (p. 189 et suivantes).], le premier parlant de mise au devant du texte, le second de renversement de profondeur et donc de mise en surplomb du texte. C'est oublier que l'image de la profondeur, Foucault la reprend des auteurs qu'il interprète (Nietzsche, Freud et Marx). La synthèse est possible dans l'image de mise au devant du texte de ce qui y est enfoui au plus profond. Mais les mêmes puristes opposeront peut-être le conflit entre ce qu'on pourrait appeler la philosophie du redéploiement dans l'herméneutique ricœurienne et la philosophie du soupçon dans l'herméneutique foucaltienne. Outre qu'on peut très bien formuler ici le même rappel que pour l'image de la profondeur, il n'y a aucune raison pour qu'on ne puisse considérer ces deux façons de penser non pas comme sur le même plan, mais comme successives, la posture ricœurienne venant après la foucaltienne. Soupçonner les signes (pour en saisir le sens) puis redéployer le monde (à partir du sens « d'en dessous »). On fera l'hypothèse que la posture du soupçon est d'autant plus indispensable quand le texte veut avoir une portée sociale sans pour autant livrer les éléments de son appareil stratégico-axiologique, sans décliner la qualité de l'énergie axiologique qui l'innerve.

Avant d'être explicitation d'une proposition de monde, la référence-Bedeutung doit commencer par être tout simplement

  • d'une part élucidation de signification - ce qui peut entraîner une réécriture du texte interprété [Voyez Bruno Richardot, art. cit., p. 113, note 123.] -, 
  • d'autre part contextualisation des références-Bezugnahmen mobilisées, convoquées dans le texte interprété [Id., p. 106-107 (travail sur une référence à Sartre).],
  • enfin convocation-Berufung (pour  contextualisation) des références-Bezugnahmen  non explicitement convoquées dans le texte interprété [Cette opération de restauration  permet d'élargir le corpus interprété, soit par des textes concomitants (voyez id., p. 108, note 68, par exemple),  soit par des textes antécédents (voyez id., p. 109, note 76, par exemple) - tous textes faisant l'objet de reprise ou d'interprétation à l'intérieur du texte interprété.]. 

Le premier cran de la Bedeutung est donc frontalement triple : restauration du texte et de l'intertexte (concomitant et antécédent). Le second cran, c'est l'exposition au devant du texte interprété du projet de monde qu'il propose.      

Ricœur précise bien que ce monde est "tel que je puisse l'habiter pour y projeter un de mes possibles les  plus proches". L'herméneutique est création, l'interprétation est un nouveau texte, une nouvelle œuvre. Cette précision a une conséquence importante quant au statut de l'interprétation, qui s'exprime à la fois dans la philosophie du soupçon et dans celle du redéploiement. L'un des apports les mieux connus de Martin Heidegger à cette dernière est le traitement du fameux « cercle herméneutique » - que j'énonce ainsi : l'interprète lit en fonction du projet de monde qui lui est propre [Voyez id., p. 110.]. On en voit immédiatement l'impact : l'interprétation est, de droit, passible d'interprétation. Tout texte est interprétation, toute interprétation est texte. Du coup, toute lecture est interprétation d'une interprétation, toute interprétation est lecture d'une lecture. Nous entrons là dans une chaîne infinie de retours sur soi de l'interprétation dont la philosophie du soupçon affirme qu'elle ne peut s'abîmer que dans la disparition de l'interprète.      


Tant qu'il y aura des interprètes ; tant qu'il y aura des  êtres de langage...

à suivre

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