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BRICH59
3 novembre 2004

Du magasinier à l’herméneute : quelques figures du documentaliste en éducation [3]

             

[suite de ...]
 

      

Les niveaux de « référence » en  documentation

      

Référence, voilà un mot riche de sens et de valeur ! On  évalue selon un référentiel, à moins  qu'on en réfère à l'Autorité, jusqu'à faire la révérence... En documentation, on distinguera, plus prosaïquement, entre trois niveaux selon l'usage qu'on fera de la référence, étant entendu que la référence au sens propre et minimal, c'est l'ensemble constitué d'au moins quatre champs : auteur, titre, adresse et collation. Ces renseignements sont en effet les seuls éléments indispensables de signalement d'un document, les seuls éléments indiscutables d'identification documentaire - la bibliographie apparaissant comme l'écriture (-graphie) de ce qui dans le livre (biblio-) donne à lire l'identité d'une  unité documentaire[1].

            
Le premier niveau de référence fonctionne dans l'activité magasinière du documentaliste. On obéit ici à la logique du catalogue. Il n'y a ni différence structurelle ni différence fonctionnelle entre la référence d'un article dans un catalogue de Vente Par Correspondance et la référence magasinière d'un ouvrage dans le catalogue d'un cdi. L'identification documentaire est  là parce que le document est physiquement disponible sur les étagères du cdi. Mais c'est la cote[2] - non la référence au sens propre - qui rend efficace cette disponibilité : la cote est le symbole qui sert à localiser un document dans un centre de documentation ou une bibliothèque.
      

La référence au sens propre n'existe ici que pour être marquée d'une cote. Son utilité se joue dans la distance qui sépare (et réunit) deux mondes physiquement et intellectuellement distincts : le monde catalogique et le monde documentaire. Sa lecture permet d'imaginer la réalité qui se trouve de l'autre côté de la cote portée au catalogue. C'est pour affirmer ce lien que la même cote est inscrite par le documentaliste-catalographe sur le document lui-même. La référence est un fil tendu entre une cote et un document.

 
 
 

Dans une vision moins écartelante, moins éclatée de la  documentation, on pourra dire que la référence dans le catalogue représente le document, comme la cote  inscrite sur le document représente  la place de la référence dans catalogue.

      

À ce niveau, le documentaliste est gestionnaire d'un stock entreposé dans un  espace spécifique, le cdi - ce dernier étant ici caractérisé comme un lieu de conservation et de mise à disposition de documents - et le document est un objet matériel, une chose qu'on doit pouvoir trouver à moindre frais dans le stock, grâce à un système de signalisation (système de cotation).

            

Le deuxième niveau de référence fonctionne dans l'activité bibliographique du documentaliste. On obéit ici à la logique de l'information. Pour répondre à une demande de recherche bibliographique, le documentaliste va devoir puiser puis sélectionner des éléments d'information dans des gisements qu'il aura identifiés auparavant. Ces gisements sont nombreux et, comme je le disais tout à l'heure, les Nouvelles Technologies d'Information et de Communication en ont amélioré - sinon permis - l'accès et la pratique. Je n'y reviens pas. Regardons maintenant quelle est la nature de la référence dans l'activité bibliographique.

 
 
 

Ce qui frappe au premier coup d'œil, c'est l'émiettement. En naviguant sur l'océan mondial des dispositifs d'information balisée (livres, catalogues, banques de données, etc.), on glane des références, comme autant de bribes, bribes significatives certes, mais bribes quand même. Des documents n'apparaissent que les éléments descriptifs : leur réalité n'est pas saisie, elle n'est que signalée.

      

Ici encore, la référence est un fil tendu, un lien. On retrouve la même image que pour la référence magasinière. Mais il ne s'agit plus de relier le monde catalogique et le monde documentaire. Il s'agit de mettre en relation l'unité bibliographique et le lecteur de la référence. Cette dernière est de second ordre : elle n'a d'épais­seur que rapportée, référée au document référencé ou à son propre lecteur ; son épaisseur est dans ce rapport même. Elle est un entre-deux, épiphénomène pour le document et signal pour le lecteur potentiel.

 
 
 

Et le travail du documentaliste va essentiellement consister, une fois la sélection opérée, à glisser un court texte (une notice reprise ou reconstituée) entre quelque chose qu'on définira comme un à-lire concret (le document) et un  lecteur qu'on a défini comme un vouloir-lire  supposé. Référencer, c'est rapprocher ces deux mondes, le monde de l'objet documentaire et le monde de la conscience lectrice. Référencer, c'est aménager le pont qui les sépare et en même temps les unit.

      

Les critères d'évaluation de la qualité intrinsèque d'une  référence seront donc de deux ordres :

      

conformité  objective :

      

le pont doit conduire celui qui décide de la franchir au bon endroit de la berge d'en face ; la description doit être « fidèle », sans parasite, sans « bruit », c'est-à-dire efficace pour identifier le référencé et donc y permettre l'accès (ce qu'on appelle l'adresse  d'un document pour bien ici son nom !) ;

      

lisibilité :

      

la référence est un texte qu'on donne à lire ; il en va de la praticabilité même du pont par le lecteur de la référence, lecteur potentiel du référencé.

 
 
 

Mais une référence ne fait pas une bibliographie. Une bibliographie, c'est un ensemble, une liste de références dont l'unité peut être un concept, une question, ou un auteur. Je voudrais insister sur la double réduction qu'impose de fait l'indication bibliographique.

      

Si l'on s'attache à produire la bibliographie d'un auteur, par exemple, force est de constater que le travail du documentaliste va consister d'abord à réduire l'œuvre textuel de l'auteur en une série de documents, ensuite à réduire chaque document en une série de caractéristiques d'identification - ce qu'est la référence. Pour passer de l'œuvre référencé aux références de l'œuvre, le documentaliste va devoir déconstruire cet œuvre que, texte après texte, l'auteur a patiemment construit. Il va devoir substituer à une cohérence d'auteur une atomisation d'informateur. Imaginez un paysage dont on n'aurait que des morceaux (une couleur, parmi tant d'autres ; un objet, parmi tant d'autres ; une nuance de luminosité, parmi tant d'autres ; etc.) !

 
 
 

Comment lutter contre cette inévitable atomisation ? Comment le documentaliste pourra-t-il restaurer le sens de l'œuvre - de l'œuvre comme totalité organique - qu'il a si minutieusement défait ?

            

La langue allemande nous offre deux mots pour dire référence : Bezugnahme et Bedeutung.  Le premier signifie littéralement prise  de lien et correspond très bien aux deux types de références dont nous venons de parler. Prise de lien physique avec la référence magasinière, prise de lien intellectuelle avec la référence bibliographique. Le second terme allemand, Bedeutung, veut dire signification en langue courante ; et je le retiens parce qu'il renvoie à une posture qui n'est plus de signalement mais d'interprétation[3] : il s'agit d'inscrire l'unité bibliographique, le document dans un monde vivant, un monde qui serait celui de l'auteur (pour poursuivre l'exemple de la bibliographie d'auteur). Ce travail a quelque chose à voir avec la critique littéraire et l'herméneutique philosophique, et, malgré cela, présente bel et bien un caractère documentaire[4].

      

Pour atteindre cet objectif de restitution du monde qui serait celui de l'auteur, pour rendre visible le monde du texte (et non plus seulement sa réalité documentaire), la méthode consiste à installer des liens entre les documents qui compose un corpus, à implanter dans la liste bien rangée des atomes bibliographiques un système d'innervation qui permettra de circuler d'un atome à l'autre.

 
        Car la bibliographie (signalétique ou analytique, peu importe) est une juxtaposition de références au sens de prises de lien, une mise en liste de miettes d'informations, chaque miette étant isolée des autres. Tout à l'heure, j'ai dit que la référence bibliographique est ouverture en tant que prise de lien : ouverture où se maintient le lien entre document et lecteur potentiel. Mais dans son rapport aux autres références, chaque référence apparaît comme fermée sur elle-même. C'est cette fermeture qu'il s'agit maintenant de forcer, notamment en passant de la référence prise de lien à la référence herméneutique, en passant du signalement de liens vers les documents atomisés à la constitution d'un réseau de liens entre les documents - ce passage permettant de compléter - non d'annuler bien sûr - le travail proprement bibliographique.
 
 
 

   


 
   
       
 
 
 

[1] « La biblio-graphie [sic] ne peut traiter que des unités documentaires qui incorporent en elles les marques lisibles de leur identité à travers la multitude de leurs reproductions » (VARET  Gilbert et Marie-Madeleine, Maîtriser  l'information à travers sa terminologie, Besançon : Université de  Franche-Comté, 1995 - (annales littéraires de l'Université de Besançon; 559), p. 475).

   
   
 
 
 

[2] Cf. id.,  p. 417 sqq.

   
   
 
 
 

[3] L'herméneutique, c'est, étymologiquement et historiquement, l'art d'interpréter les textes. Voyez l'ensemble de l'œuvre de Hans-Georg Gadamer (notamment l'intéressant recueil récemment traduit par Jean Grondin, La philosophie  herméneutique, Paris : puf,  1996) et de Paul Ricœur (notamment ses Essais  d'herméneutique publiés au Seuil).

   
   
 
 
 

[4] Je  me permets de renvoyer à RICHARDOT 1996, article que prolonge la présente communication et qui développe ce point que je ne fait qu'évoquer ici. D'autre part, j'ai expérimenté de type de travail au sujet d'un auteur dans RICHARDOT  Bruno, Formations ouvertes  multiressources. Éléments bibliographiques pour l'université d'été de Lille,  Lille : cueep-ustl, 1995 -  (les cahiers d'études du cueep;  29) (troisième partie, p. 107-151).
 

 
[à suivre]
   
   
 

 

      
   
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