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BRICH59
4 avril 2020

Eschatologie platonicienne, 4 : reconstitution

À propos du mythe d'Er, 8
(épisode précédent)

charon fantômatique-L’eschatologie platonicienne, telle que nous la présentent les mythes du Gorgias, du Phédon et de la République, s’intéresse au sort de l’âme après la mort, au cheminement de l'âme qui quitte un corps. Voyez Gorg. 523e3-4 : "l’âme de chacun lorsqu’il vient à mourir" ; Phdn 107d6-7 : "chaque mort est pris en main par le démon qui lui avait été attribué durant sa vie" ; et Rép.X, 614b8 : "dès qu’elle fut sortie de son corps, […] son âme se mit en route"... Autrement dit cette eschatologie-là s'intéresse au sort de l’âme qui a déjà été liée à un corps terrestre (Cf. Gorg. 524b2-4).
L'eschatologie première
Telle que nous la présente le mythe du Phèdre, elle ne s’intéresse qu’en deuxième lieu au sort de l’âme après la mort : elle commence par s’occuper de l’âme avant qu’elle se lie à un corps terrestre, avant toute vie humaine, avant tout occupation humaine. C’est pourquoi, à rebours de l’ordre chronologique de l'écriture des textes platoniciens, il faut, si l’on veut avoir une vue d’ensemble ordonnée de l’eschatologie platonicienne, commencer par le Phèdre.
Tout commence donc avec le "décret d’Adrastée" (248c3 sqq.). Adrastée, c'est la divinité "inévitable", telle Némésis (cf.Rép.V, 451a4-5; et aussi Eschyle, Prométhée, 936 ; Plotin Ennéade III, 2, §13, 16sq.). On notera qu'Adrastée est un des noms de Nécessité chez les orphiques et que, parfois, elle se nomme aussi Justice La première partie du décret (Phdr 248c2-e3). concerne la première génération des âmes qui sont tombées sur la terre, faute d’avoir pu se maintenir en équilibre dans le ciel, où elles essayaient de suivre le cortège des dieux afin de pouvoir contempler "la réalité" supracéleste "qui réellement est sans couleur, sans figure, intangible". Leur première génération, leur première vie humaine sera déterminée par le degré de leur contemplation. Et il y a ainsi neuf degrés auxquels correspondent neuf espèces d’hommes et d’occupations, du philosophe au tyran. Il est bien évident que cette première partie du "décret" est intimement liée à ce qui la précède dans le mythe, et, partant, à la doctrine de l’âme telle qu’elle apparaît dans le Phédon puis dans la République.
L'eschatologie seconde
Au terme de cette première vie terrestre, les âmes sont jugées ; là commence ce que Léon Robin nomme "la seconde eschatologie" : nous disposons, pour connaître cette eschatologie, de la totalité des mythes du Gorgias, du Phédon, de la République et de la deuxième partie du "décret d’Adrastée" dans le Phèdre.
Lorsqu’elle a terminé sa première existence (Pdr 249a5-6), chaque âme "est prise en main par le démon qui lui avait été attribué pendant sa vie, pour être conduite par lui en un lieu où les âmes des morts rassemblées" attendent d’être jugées (Phdn 107d6-7).

Cf. aussi Phdn 113d1-2. La présence du démon s’explique très bien s’il s’agit de ce que l’âme a choisi juste avant de naître à la vie qu’elle vient de quitter (cf. Rép.X,617e1 et 620d6-e1 : le démon étant en quelque sorte ce qui fait que la vie vécue par l’âme correspond effectivement à ce qu’elle avait choisi avant de commencer cette vie) . Le Phèdre ne parle pas d’un tel choix avant la première vie : c’est plutôt un accident qui provoque la première naissance. La difficulté s’évanouit si l’on pense, avec Mario Meunier (trad. du Phédon, Albin Michel, Paris 1952, p.232 n.1), que ce démon est "l’âme-même conditionnée par ses actes à telle destinée", ce conditionnement étant réglé par le "décret d’Adrastée" pour la première vie.

Le lieu du jugement est situé entre terre et ciel : il est "démonique" (Rép.X, 614c1) .

On peut traduire le terme δαιμόνιον par "divin" (Baccou), "merveilleux" (Chambry) ou "extraordinaire" (Robin). Mais on peut aussi le prendre dans son acception stricte : c’est sa situation intermédiaire qui lui confère cet épithète (cf. Banq. 202d13-c1). C’est un espace mitoyen entre le ciel et la terre ; mais le ciel et la terre dont il s’agit sont ceux du Phédon (109b7sqq.) ; le lieu du jugement est donc dans l’éther. C’était d’ailleurs une croyance commune que les âmes allaient dans l’éther ; cf. par exemple l’épitaphe des Athéniens morts à Potidée : "L’éther a recueilli leurs âmes, et la terre leurs corps" (cité par P.M.Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque, P.U.F., Paris 1949, p.265 n.4). Cf. PROCLUS, op.cit., p.76 sq.

Le lieu du jugement donc est une "prairie" (Gorg. 524a2 et Rép.X, 614e2-3 et 616b2) au milieu de laquelle les juges sont assis (Rép.X, 614c3-4.). Rhadamante juge les âmes qui ont passé leur vie en Asie, Éaque celles qui ont vécu en Europe ; quant à Minos, il a mission de "surarbitrer, au cas où l’un des deux autres serait dans l’embarras, afin que le jugement […] soit le plus juste possible" (Gorg. 524a4-7). Les juges "examinent l’âme de chacun, sans savoir à qui elle appartient" (Ib. 524e2), après quoi ils font porter à l’âme un écriteau contenant le détail de la sentence et que les justes portent par devant, les injustes par derrière (Rép.X, 614c6-d1). Les justes reçoivent alors l’ordre de "se mettre en route en prenant le chemin de droite qui monte à travers le ciel", alors que les injustes doivent prendre "le chemin de gauche qui descend" dans la terre (Ib. 614c5-7 ; cf. Gorg. 524a2-4 : les juges siègent "dans la prairie, à la croisée de trois chemins dont l’un part vers les îles des bienheureux et l’autre vers le Tartare", le troisième étant celui par lequel les âmes non encore jugées viennent vers les juges).
Il y a trois sortes d’injustes.

  1. Premièrement ceux qui ont eu une vie "mixte" (Phdn 113d4), faite à la fois d’injustice et de justice : ils vont dans le marais Achérousiade (Ib. 113a2) où ils payent leurs injustices et sont récompensés de leurs bonnes actions (Ib. 113d4-e1).
  2. Deuxièmement ceux qui ont commis de grandes fautes : ils tombent dans le Tartare (Ib. 111e6-112e3) où ils restent un an, puis ils sont emmenés par le Cocyte251 pour les meurtriers (Ib. 113b6-c8) ou par le Pyriphlégéthon pour ceux qui ont fait violence à leurs parents (Ib. 113a5-b6.) vers le marais Achérousiade où ils supplient leurs victimes de les faire sortir ; et le circuit recommence tant que leurs victimes ne veulent pas les faire sortir et les recevoir ; le circuit est douloureux. Pour cette deuxième sorte d’injustes, voyez Phdn 113e6-114b6.
  3. Troisièmement "ceux qui semblent incurables à cause de la grandeur de leurs fautes" sont "jetés dans le Tartare d’où jamais ils ne ressortent" (Phdn 113e1-2 et 5-6). Le problème des incurables est un de ces points où l’eschatologie platonicienne a évolué. Nous en avons déjà parlé au précédent épisode.

Quant aux justes, ils sont de deux sortes.

  1. Premièrement "ceux qui semblent avoir rivalisé de piété" (Phdn 114b6-7), "âmes généreuses et nobles mais dénuées de philosophie" (L.Robin, op.cit. p.XCI. On peut mener une vie juste sans être philosophe ; cf. par exemple Rép.X, 619c6-d1), ne vont pas à l’intérieur de la terre, mais "arrivent en haut en une demeure pure" (cf. Rép.X, 614e1) et habitent sur la terre" (Phdn 114c1-2). Cette surface de la véritable terre est abondamment décrite dans le Phédon 108d4-111c2. Cf. aussi Rép.X, 614d7-e1, 615a3-4 et Phdr 249a7-b1.
  2. Deuxièmement, le philosophe, l’homme "qui, durant sa vie, s’est occupé de ses affaires au lieu d’être un touche-à-tout" (Gorg. 526c3-4 ; le touche-à-tout visé ici est le rhéteur, mais "avoir une activité multiple" entre négativement dans la définition universelle de la sagesse dans le Charmide, 161d11) ; l'homme qui, pendant sa vie, s’est "suffisamment purifié" (Phdn 114c3, mais voir l’ensemble du dialogue, notamment lorsqu'on comprend que la purification consiste à bien distinguer entre le corps et l'âme) ; l'homme qui "a été un loyal ami du savoir ou qui a aimé les jeunes garçons d’un amour philosophique" (Phdn 249a1-2, trad. L.Robin pour la collection Budé) ; l’âme de cet homme et celles de ses pareils "arrivent à des demeures encore plus belles que celles dont je viens de parler et ces demeures, il n’est pas facile de les décrire" (Phdn 114c4-5). Dans la République, le cheminement de l’âme philosophe n’est même pas mentionnée, il est juste suggéré (nous verrons lors d'un prochain épisode comment, dans le mythe d'Er de la République, fonctionne la relation juste/injuste).

Mais la seconde eschatologie ne concerne pas seulement le jugement et l’exécution de la sentence. Seul le Gorgias se limite à cela, nous l'avons vu lors d'un précédent épisode. Les trois autres mythes nous parlent de la palingénésie qui constitue le deuxième moment de cette seconde eschatologie. Celle-ci se déroule en trois temps :

  1. d’abord, les âmes contemplent le fuseau de Nécessité ;
  2. ensuite, elles choisissent une nouvelle vie ;
  3. enfin, elles retournent à la génération.

Seule la République nous présente ces trois moments dans tous leurs détails :

  1. 616b7-617d1 (contemplation du fuseau),
  2. 617d1-620d5 (choix d’une nouvelle vie)
  3. 620d6-621b7 (retour à la génération).

Le Phédon note seulement qu’"après que les âmes ont eu (chez Hadès) le sort qu’elles méritaient, et y sont restées le temps qu’il fallait, c’est un autre guide qui les ramène ici" (Phdn 107e2-4). Bien que Platon ne semble pas avoir prévu ici les détails que nous livre le mythe d’Er, du moins ceux-ci ne contrediront pas ce passage. Quant au Phèdre, il affirme qu’"à la millième année267, les unes (âmes injustes) et les autres (âmes justes), venues pour tirer au sort et choisir leur deuxième existence, la choisissent chacune à son gré" (Phdr 249b1-3, trad. L.Robin pour la collection de la Pléiade). Cette affirmation serait incompréhensible si la République n’avait pas donné les détails du choix de la nouvelle vie. De ce point de vue, elle est une allusion sans ambiguïté au mythe d’Er, mais n’apporte rien de neuf.

(épisode suivant)


 

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