À propos du mythe d'Er, 11
(épisode précédent)
L’opposition terme à terme
Jean Starobinski, présentant l'ouvrage de Maurice Olender sur Les langues du Paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel (Gallimard-Le Seuil, Paris 1989), notait l'"attrait des antinomies", la "séduction de la symétrie", qui permet trop facilement de stigmatiser des différences en en faisant des contraires. Jean Starobinski signait là un article intitulé "Archéologie de l'antisémitisme" (in Liber, 2-1, mars 1990, p.14sq.) et l'on sait les dégâts de telles pratiques mises entre les mains de groupes enclins au racisme. Le titre de l'ouvrage présenté par l'historien suisse décédé en mars 2019 en dit suffisamment. Une telle pratique de fabrication de séries d'opposés était pratique courante dans les écoles philosophiques grecques des V-IVèmes siècles. Aristote évoque la συστοιχία (systoichia), la "liste" que certains pythagoriciens dressaient et où s'opposaient le fini à l'infini, l'impair au pair, l'unité à la pluralité, la droite à la gauche, etc. (Aristote, Métaphysique, A, 986b22sqq.; cf. aussi fgt Rose2 195). Et, qu'Aristote attribue cette liste à certains pythagoriciens ne saurait constituer la preuve que seuls les pythagoriciens travaillaient à de telles séries. Par exemple, d’après le fragment 8 (vers 53-59) de Parménide et une scholie de Simplicius, R.Baccou a pu dresser un tableau d’oppositions (Histoire de la science grecque de Thalès à Socrate, Aubier, Paris 1951, p.173 note).
C'est avec une méthode similaire que Platon, dans le mythe d'Er, ouvre la distinction entre le juste et l'injuste.
Les termes antagonistes y sont, pour la majorité, écrits ; et des constructions impliquant parallélisme absolu (cf. J.Carrière, Stylistique grecque, Kliencksieck, Paris 1967, §87) de type μέν...δέ..., τε...καί... sont souvent là pour souligner l’opposition. Il y a de rares exceptions qui sont de deux sortes : premièrement, le terme manquant dans telle occurrence d’une opposition est présent ailleurs, dans une autre occurrence de la même opposition ; deuxièmement, l’opposition où l’un des termes manque (qui est mis entre parenthèses dans le tableau ci-dessus) n’apparaît qu’une fois. Pour cette sorte d’exception, c’est la logique de l’opposition qui joue, autant que le contexte – à la fois du point de vue du sens et de celui de la syntaxe – le permet.
Ainsi, les lamentations et les pleurs provoqués par le souvenir qu’ont les âmes injustes de leur voyage (615a1) n’ont pas d’opposé explicite ; mais on peut aisément sous-entendre la jubilation provoquée par le souvenir qu’ont les âmes justes de leur voyage. Rétablir cette opposition, c’est prolonger l’opposition entre le voyage des âmes injustes et celui des justes : les injustes y ont souffert et assisté à des spectacles terrifiants, alors que les justes y ont trouvé de la jouissance et ont assisté à des spectacles inconcevables quant à leur beauté. D’autre part, la construction μέν...δέ... de 615a1/3 laisse sous-entendre la jubilation des justes. Deuxième cas : ce que voient les âmes injustes au cours de leur voyage n’est pas déterminé avec précision (615a2), alors que les spectacles auxquels les âmes justes ont assisté au cours de leur voyage sont expressément dits "inconcevables quant à leur beauté" (615a4). Nous verrons, lors de l’analyse que nous ferons plus loin de la troisième modalité de la relation juste/injuste, qu’il faut sous-entendre que les spectacles auxquels les âmes injustes ont assisté sont inconcevables quant à leur aspect terrifiant. Mais, dès maintenant, nous pouvons imaginer leur caractère terrifiant, uniquement en considérant ce que leur souvenir provoque.
Une fois ces quelques exceptions réintégrées dans le rang, il est clair que cette première modalité de la relation juste/injuste nous livre un exemple de ces séries d’opposés dont l’élaboration semble pratique courante dans les écoles philosophiques grecques des V-IVèmes siècles. En dressant cette liste en parallèle, Platon montre comment l’opposition du juste et de l’injuste fonctionne avec rigueur dans le temps des sanctions d’outre-tombe. Ce premier mode de fonctionnement nous fournit un canevas à partir duquel il nous sera aisé de comprendre les deux autres modes.
L’analogie
Le deuxième mode de fonctionnement s’apparente à l’analogie de type mathématique. Le passage du mythe où ce mode joue est bref (Rép.X, 615a6-c1) et le mécanisme est manifeste. Ce passage se laisse – comme il se doit – diviser en deux parties fort inégales. La première (ib. 615a6-b6), qui est aussi la plus longue, contient les deux termes du premier rapport et la raison géométrique de ce dernier. La formule qui énonce le mieux ce rapport est celle-ci : le châtiment est le décuple de la faute commise (cf. ib. 615b1-2 et 5-6). Platon s’y prend à deux fois pour nous l’énoncer, la deuxième étant présentée comme une illustration par des exemples (d’abord 615a6-b2, puis b2-6 : καὶ οἷον etc.). Quant à la deuxième partie du passage (ib. 615b6-c1), elle contient l’un des termes du rapport, la "bonne action" (615b6) qui s’oppose à la faute du premier rapport, et l’indication que la raison du rapport est inchangée. Il est alors aisé de comprendre ce que peut être le "salaire" dont nous parle Platon sans autre précision (ἀξία). Et grâce au premier mode de la relation juste/injuste, nous supposons qu’il sera l’opposé du salaire des injustes. Ceci dit, nous n’avons guère de renseignements précis qui nous en apprennent davantage sur la nature des salaires (récompenses et châtiments) : nous avons seulement appris comment la durée du salaire se calcule.
Le point vide
C’est la fonction de l’épisode d’Ardiée (cf. notre épisode précédent) que de nous donner quelques détails sur la nature du salaire. Avant d’en venir là, Platon, en une phrase qui opère la transition entre la deuxième modalité de la relation juste/injuste et la troisième, élargit le rapport (action commise/salaire) d’une façon indéterminée. Rép.X, 615c2-4 : l’homme pieux envers les dieux et ses parents aura un salaire "plus grand", de même que l’impie et l’assassin. Si l’on comprend cette phrase dans le prolongement de 615a6-c1, μείζους signifiera "plus grand que les salaires mérités par ceux qui ont (simplement) commis des bonnes actions ou, au contraire, des injustices". Mais, en même temps, on peut comprendre cette phrase comme une introduction à l’épisode d’Ardiée et, dans cette perspective, μείζους sera passible d’une autre traduction : les châtiments qu’endurent ces âmes et celle d’Ardiée ne sont pas seulement "plus grands" que d’ordinaire, ils sont aussi "trop grands" pour être seulement concevables. Platon élargit le rapport (action commise/salaire) d’une façon indéterminée, certes, mais toujours symétriquement par rapport à un point où la relation juste/injuste ne fonctionne pas – parce qu’elle n’a pas le temps de fonctionner [Il s’agit des limbes (615c1-2) : l’enfant mort-né ou mort en bas âge n’est en lui-même ni juste ni injuste. Ce qu’Er en a dit n’est "pas digne de mémoire" parce que justement la relation juste/injuste n’y fonctionne pas. Cependant Platon évoque rapidement ce point neutre, "point mort", par souci de symétrie.]. Les termes des deux rapports tendent vers plus d’intensité et nous conduisent ainsi à ce que nous appelons l’épisode d’Ardiée.
La direction de l’impensable
Le mode de fonctionnement de la relation juste/injuste qui joue dans l’épisode d’Ardiée est différent des deux autres : Platon n’y oppose plus le juste et l’injuste, il ne parle plus que de l’injuste. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles âmes injustes : ce sont des tyrans et des particuliers qui ont commis de grandes fautes (Rép.X, 615d6-e1). Leurs âmes ne sont pas seulement injustes, elles sont impies : le tyran est parricide (cf. par exemple Rép.VIII,569b6, à rapprocher de Rép.X, 615c8), donc impie (voyez aussi dans notre texte, où l’impiété et la piété renvoient aux dieux autant qu’aux parents – 615c2-3). Quant aux particuliers, leur présence auprès des tyrans laisse supposer que leurs grandes fautes sont du même ordre. Ces âmes impies subissent donc (en vertu de l’élargissement évoqué plus haut) des châtiments "plus grands" que les peines des injustes "ordinaires". Mais ce n’est pas là le tout de l’épisode, car ces âmes impies ne font qu’accompagner Ardiée qui est ce personnage quasi impossible dont la fonction est de commettre l’acte impie. Les châtiments qu’endurent ces âmes et celle d’Ardiée ne sont pas seulement "plus grands" que d’ordinaire, ils sont aussi "trop grands" pour être concevables ; et ce que l’on en sait ne nous en donne qu’une petite idée. Précisément, l’épisode d’Ardiée est là pour nous donner une idée de l’inconcevable. Inconcevabilité de ce qu’est, dans sa totalité, le châtiment d’Ardiée et de ses pareils. Mais la portée de l’épisode ne s’épuise pas dans cette seule inconcevabilité. Si nous inscrivons cette dernière sur le canevas que nous a livré le premier mode de fonctionnement de la relation juste/injuste, qu’inscrirons-nous en face, dans la colonne du juste ? Pour répondre à cette question, il faut noter, tout d’abord, que l’épisode d’Ardiée fut, pour l’âme qui le raconte, un spectacle (cf. Rép.X, 615d3-4), un spectacle parmi les "terrifiants spectacles" auxquels les âmes injustes assistent lors de leur voyage. À ces spectacles-là s’opposent les "spectacles inconcevables quant à leur beauté" (ib. 615a4) auxquels les âmes justes ont assisté durant leur voyage. En réponse à la question posée plus haut, il faut donc reconnaître qu’aux spectacles terrifiants qui donnent l’idée d’un châtiment inconcevable, s’opposent des spectacles qui, étant déjà en eux-mêmes inconcevables, doivent donner l’idée de récompenses encore plus inconcevables. On voit bien ainsi la véritable portée de l’épisode d’Ardiée : nous faire entrevoir l’inconcevable le plus inconcevable, l’archi-inconcevable – au sens où cet inconcevable est aussi inconcevable que cette "archè" dont le soleil n’est qu’une image (cf. Rép.VI, 509a6, b9, etc. ). Superlatif non pas en tant que degré de comparaison, mais en tant que degré d’intensité maximale (cf. J.C.CHEVALIER, C.BLANCHE-BENVENISTE, M.ARRIVÉ et J.PEYTARD Grammaire Larousse du français contemporain, Larousse, Paris 1964, p.197) – degré seulement imaginé. Ainsi l’âme qui est pieuse, qui a été pieuse envers les dieux et les parents (cf. Rép.X, 615c2-4) doit-elle jouir d’une vue imprenable, imprenable dans les filets du logos.
Cette conclusion de notre analyse renforce l'hypothèse que le mythe, chez Platon notamment, est une porte vers l'indicible, comme le laisse penser Brigitte Boudon, dans son billet intitulé Les mythes platoniciens. Dans cet écrit, déjà cité, l'animatrice des Jeudis Philo marseillais écrit que, pour Platon, le mythe "est la seule façon de suggérer l'inexprimable", que, dans le mythe platonicien, se raconte l'indicible. Prolongeant cette réflexion, pourquoi ne pas prétendre que, d'une certaine façon, ce passage du mythe d'Er en est le noeud, la quintessence mythique. Je dis bien "d'une certaine façon". Il pointe son paroxysme. Les clefs de voûte de la cathédrale gothique ne sont pas toute la cathédrale. Elles donnent aux voûtes leur stabilité, leur définition architecturale. L'édifice ne se réduit pas à elles, mais, sans elles, il s'effondre. De la même façon, le mythe d'Er ne se réduit pas à l'épisode d'Ardiée, mais, sans lui, le mythe perd sa perspective...
Tel est le fonctionnement de la relation juste/injuste qui, pour commencer, oppose, dans un terme à terme rigoureux, la série du juste et celle de l’injuste, et finit par décrire partiellement le châtiment suprême, maximum, de l’injuste absolu, pour nous suggérer la récompense indescriptible du juste absolu.
Tel est ce voyage que l’âme d’Er n’effectue pas, mais dont les autres âmes garderont un souvenir tenace, jusqu’à ce qu’elles n'arrivent aux rives du fleuve Amélès – voyage qui s’inscrit dans le schéma dégagé dans un épisode précédent, sans toutefois le perturber.
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