Hayek & Bolloré, un édito du 19 février 2024
En ces temps où le trouble nous assaille trop souvent, je suis avide d'information politique et sociale, je lis tout ce que je peux lire, de Médiapart à L'Opinion. C'est dans ce quotidien - qui se définit lui-même comme "libéral" et aborde les sujets politiques, économiques et internationaux - que j'ai lu hier un éditorial qui me trouble, mais me trouble vraiment !
C'est en page 3 de l'édition de ce 19 février 2024, en colonne droite (que je présente ci-dessous sur deux colonnes).
Voilà un journaliste qui parvient à plaider la cause de l'empire audiovisuel de Monsieur Bolloré, sans citer une seule fois le nom de quoi que ce soit de cet empire, pourtant tentaculaire et omniprésent sur la scène médiatique tous modes de communication de masse confondus. Il ne faut pas être grand clerc pour observer "comment Vincent Bolloré construit un empire médiatique par la force et l’argent" [1]. Les interpellations judiciaires de cet empire, notamment sur son versant télévisuel, sont pléthore - ce qui justifie à soi seul la décision de justice du Conseil d'État [2] qui réclame "pluralisme et indépendance de l’information" et demande que les télévisions garantissent "dans l'ensemble de leur programmation, la diversité des courants de pensée et d'opinion" etc.
Il n'est pas question pour moi, simple petit électeur vieillissant, d'entrer dans cette problématique ici. Je voudrais juste partager avec vous, cher lecteur et chère lectrice, ma lecture rapide et tout réactive de l'édito d'hier.
Parce qu'il y va fort, l'éditorialiste ! Non seulement il oublie d'avouer pour qui il roule en écrivant cet article, mais il rameute de drôles de faits historiques, dont celui-ci : l'État serait "l'institution qui, du fait de sa puissance exorbitante, a le plus menacé [la liberté] au XXe siècle, jusque dans la torture et la collaboration chez nous, le totalitarisme et l'extermination ailleurs". Ouvrons les livres d'histoire et prosternons-nous devant la science historienne de notre éditorialiste !
Mais, l'État Pétain - qui promut en son temps censure, totalitarisme et extermination - n'est-il pas celui-là même qu'un autre éditorialiste qui fut un habitué des studios et salles de presse Bolloré évoquait avec douceur et empathie, refusant de reconnaître les crimes contre l'humanité commis par cet État-là ? La torture dont parle notre éditorialiste doit être celle-ci ... ou bien une autre, celle commise de façon industrielle par l'extrême droite française entre 1954 et 1962 en territoire africain (ce que revendiquaient de nombreuses personnalités de l'extrême droite), et je ne parle pas des mésactions de la droite gouvernementale du 17 octobre 1961 ni celles du 8 février 1962... Bref, de quel État parlons-nous ?
Poursuivant sa démonstration, notre journaliste affirme que, si l'État "a été l'instrument des pires horreurs de notre histoire", "le marché", lui, n'est pas coupable. Mieux, "les progrès du droit [3] ont cherché à le contenir [le marché] plutôt qu'à lui permettre de s'étendre". Ah ! le "marché" ! J'avais oublié que le grand patronat, des deux côtés du Rhin, avait pris garde de ne pas se compromettre avec le totalitarisme et le collaborationnisme au milieu du XXe siècle ! Je vais devoir retourner à mes bouquins d'histoire de l'économie européenne du XXe siècle !
En fait, le droit de régulation de l'État devrait se cantonner à la sphère publique [4], parce que c'est lui le patron. Sale patron, non ? Sorte de patron castrateur de liberté d'expression et, qui plus est, qui finance tout ça avec l'argent du pauvre petit Français contribuable etc. Il y a vraiment de quoi ruer dans les brancards et sortir son petit Hayek, promoteur de l'ordolibéralisme : Hayek approche la libre concurrence comme une "procédure de découverte" de l’information. Selon notre journaliste et notre économiste ordolibéral, l'information ne serait qu'une marchandise et il faut laisser aux vendeurs d'information toute liberté pour augmenter leur activité économique... Sauf que ce n'est pas tout à fait ça ! L'économiste autrichien, Nobel de l'économie en 1974 et auteur notamment de Droit, législation et liberté [5], introduit bien une théorie de l'information au coeur de l'analyse économique. Sa thèse est que le monde économique, le marché, est radicalement incertain et complexe et que l’information n'y est donc que partielle et fragmentée. Ce qui permet à Hayek de s'écarter du modèle macroéconomique en cours qui veut que l'action économique soit le résultat d'un calcul tout rationnel. En fait, Hayek ne prône pas l'irrationnel mais un "rationalisme limité". De ce marché en roue libre (liberté de poursuivre ses intérêts privés), ordre social spontané [6] donc juste, l'homo œconomicus ne connaît en fait pas grand chose. Ses seuls repères un peu structurés pour agir, ce sont les informations concernant la rareté relative des biens, c'est-à-dire les prix. Ici, marquons une pause pour remarquer que, selon l'économiste, toute intervention de l'État ne peut que brouiller l'information (sur le fonctionnement économique). Quand Hayek parle de la concurrence comme "procédure de découverte" de l'information, il s'agit juste de cela (ce qui n'est déjà pas rien !) ; il n'évoque sûrement pas l'information médiatique en général - qui est le sujet de notre éditorialiste qui donc nous abuse quand il appelle son petit Hayek à la rescousse. Non seulement abus mais erreur caractérisée : pour Hayek, la bonne et claire information (économique) pure de toute intervention étatique est ce qui permet au marché de prospérer librement - ce que notre journaliste semble traduire en cette sentencieuse sentence : "C'est par le marché que l'information libre prospère, non par l'État". Curieux renversement, non ?
Restons-en là et donnons la conclusion de ce billet sur l'édito en question : c'est une analyse qui ne regorge que de slogans et où les arguments sont fallacieux sinon carrément trompeurs ! Bref, de la propagande ! Et une défense pro Bolloreo (voire pro domo si notre éditorialiste considère que l'ordolibéralisme est une grande maison commune), une défense qui se cache derrière ce qui se présente comme une analyse sérieuse et quasi philosophique.
En tous cas, notre éditorialiste ferait bien de relire Hayek urgemment !
[1] Sud-Ouest, le 24/06/2023.
[2] Décision du 13 février 2024.
[3] Mais là, on ne sait pas si notre éditorialiste parle du gouvernement, d'une assemblée d'élus, des magistrats, peut-être a-t-il oublié la séparation des pouvoirs (?).
[4] Par opposition à la sphère privée qui relèverait seule du marché, comme si les médias publics n'étaient jamais comptabilisés dans la globalité du fonctionnement économique ! Ceci dit notre journaliste semble regretter amèrement que ces médias ne soient pas, tels les condamnés de César dévorés par les lions, livrés "au marché au sein duquel la concurrence assure la libre expression de toutes les préférences, par goût ou par intérêt" : ils pourraient alors être dévorés par des Bolloré et la question de l'information serait définitvement réglée !
[5] F. A.von Hayek, Droit, législation et liberté (trad. fr. de Law, Législation and Liberty), 3 vol., coll. Quadrige, P.U.F., Paris, 1973-1979.
[6]. Cet ordre spontané doit tout de même être encadré par des règles générales et impersonnelles, telles que le respect de la propriété, le respect des contarts et des règles de responsabilité, dit Hayek.