La fonction d'Er, messager de l'au-delà
À propos du mythe d'Er, 14
(épisode précédent)
Ainsi, au cours des deux derniers épisodes (À propos du mythe d'Er, 12 et 13), avons-nous pu entrevoir le sens de certains termes qui, pour être banals, n’en sont pas moins signifiants. Nous avons d’abord vu qu’ἂλκιμος renvoie à la vaillance homérique, qu’ἀνήρ fait référence à une virilité plus morale que physique (au sens où le français oppose ces deux termes), et, enfin, que la mention d’une guerre, tout en actualisant le sens d’ἂλκιμος, montre la portée politique de notre texte (récit d’un citoyen de valeur) et de son commentaire par Socrate – cet ensemble formant la conclusion du dialogue dont le nom grec est Politeia, et le thème débattu la justice. Mais avant de revenir au mythe lui-même – c’est-à-dire à ce que dit Er –, il nous faut poursuivre l’enquête préparatoire et nous demander pourquoi celui qui raconte se nomme Er, et pourquoi il est né en Pamphylie ; nous demander en quoi cette identité – nous dirions aujourd’hui "état civil" – donne à Er le droit, la capacité à dire le mythe.
Le nom d'Er
Ἠρός (ou plutôt Ἦρ ou encore Ἤρ [apparemment mieux vaudrait concevoir ἠρός comme le génitif de ἦρ, qui semble meilleur que ἤρ, en accord avec le texte biblique des Septantes (voyez infra la note 52), et malgré Bailly]) : ce nom ne se retrouve nulle part ailleurs dans la littérature grecque antéplatonicienne connue. De fait, il ne semble pas être grec mais seulement hellénisé et d’origine hébraïque, ou peut-être plus largement sémitique : עֵר. En effet, on trouve ce nom dans trois séries de textes bibliques :
- Er est le nom du fils aîné de Juda, fils de Jacob. Son histoire tient en quelques mots : « Juda prit une femme pour Er, son premier né. Elle avait nom Tamar. Mais Er, le premier né de Juda, déplut aux yeux de Iavhé et Iavhé le fit mourir » [Gen. XXXVIII, 6-7 ; cf. I Chr. II, 3]. Puis nous apprenons que c’est au pays de Canaan qu’il mourut [Gen. XLVI, 12 ; Nbres XXVI, 19. La mère d’Er est cananéenne (Gen. XXXVIII, 2-3 ; cf. I Chr. II, 3)]. Voilà tout ce que nous savons d’Er, de cet Er-là. Nous ne savons pas pourquoi il déplut à Iavhé à en mériter la mort. [Gen. XXXVIII, 3-7 ; XLVI, 12 ; Nbres XXVI, 19 ;I Chr.II, 3].
- Er est le nom d’un fils de Shelah, fils de Juda. Ce deuxième Er ne doit pas être confondu avec le premier (Le premier Er est mort sans descendance, alors que le second est « père de Lékah » [I Chr.IV, 21]. Mais voyez E.Dhorme, La Bible. Ancien testament, Gallimard, Paris 1956, tome 1, p.1266, n.21), dont il est le neveu. [I Chr.IV, 21].
- Er est le nom d’un ancêtre de Jésus-Christ. L’évangéliste – qui ne fait sûrement que translittérer de l’hébreu au grec – orthographie ὁ Ἤρ (Les Septantes firent de même pour les occurrences de ce nom dans l’ancien testament) [Luc III, 28].
Nous avons donc là trois personnages distincts portant le même nom. Ce qui tend à montrer que ce nom était courant : il nomme un fils de Juda, un petit-fils de Juda et un personnage qui fait partie de la vingt-sixième génération après Juda (Suidas pointait déjà le caractère hébraïque de ce nom ; cf. aussi A.E.Chaignet, La vie et les écrits de Platon, Paris 1871, p.389, n.1).
En hébreu, עֵר,‘er’ – comme mot – signifie "celui qui veille sur, qui observe, qui regarde attentivement", et, plus vaguement, "celui qui regarde, qui voit". Ce mot s’apparente à la racine Fορ qui désigne originairement l’action de "prendre soin de, surveiller", d’où "observer" – et que l’on rencontre dans le grec ὁράω (cf. A.J.Festugière, op.cit., p.13 et n.1). Or quel est le contenu formel du mythe ? C’est "ce qu’il [Er] a vu là-bas" (Rép.X, 614b7-8). Regarder, observer, telle est la fonction d’Er. Ceci, Platon le répète à plusieurs reprises au cours du mythe (ib. 614d3, 619e6, 620a3, 620a6, 620a7, 620c1). Mais, avant même qu’il écrive en termes explicites quelle est la fonction d’Er, Platon l’indique dans le nom-même de celui dont Socrate raconte l’histoire : Er n’est là que pour observer. Et c’est ce rôle d’observateur qui, prolongé par celui de "messager auprès des hommes", rend possible et nécessaire sa résurrection (ib. 614d1-3 ; cf. 614b7-8 : dès qu’il est revenu à la vie, Er raconte ce qu’il a vu dans sa mort). Dans la mort, Er n’est qu’une paire d’yeux et une paire d’oreilles ; ressuscité, il n’est que la voix qui parle de ce qu’ont vu les yeux et entendu les oreilles dans la mort - la voix du messager de l’au-delà.
Nous ne soulèverons pas le problème de savoir si Platon connaissait ou non une langue sémitique occidentale (cananéen, phénicien, hébreu, araméen ou syriaque), bien que notre analyse suppose une telle connaissance. Nous nous contenterons de rappeler combien Platon aime à jouer sur les noms propres. Ce jeu n’est pas gratuit : il charge le nom d’une signification plus lourde, voire inverse comme dans Apol. 25c1-4 (inversion) ; il confirme (ironiquement?) le sens (évident) d’un nom comme dans le Banquet 185c4 (isologie) ; il constitue une figure de rhétorique comme dans le même dialogue à 174b4 et suivante (calembour) ; il pose un rapport qui laisse prévoir l’optique générale du texte dont il fait partie comme au début de notre mythe d'Er (cf. Rép.X, 614b2-3) ; etc. En ce qui concerne le nom d’Er, le jeu de mots n’est pas clairement posé. À ce nom répondent les mots qui, disséminés dans le texte, nous livrent la fonction du personnage ; mais à ces mots répond le nom lui-même qui, une fois effectué le détour hébraïque, signifie à lui seul cette fonction. Même si la technique du jeu de mots n’est pas la même ici que dans les exemples relevés plus haut, Platon joue ici aussi sur un nom propre et travaille sur sa signification.
Quelle que soit la valeur intrinsèque de notre analyse, il reste que, grâce à elle, le nom du personnage qui raconte a un sens, un sens qui indique sa fonction dans le cadre de ce qu’il raconte. Elle nous interdit de penser que c’est un hasard si ce personnage se nomme Er.
Er le Pamphylien
Ainsi le nom est hébreu. Mais, de notre personnage, Platon ne nous donne pas que le nom ; il nous livre aussi son origine : « Er, fils d’Arménios, pamphylien d’origine » (Rép.X, 614b3-4).
Une autre traduction est possible : « Er, fils de l’arménien, né en Pamphylie » ; et une troisième : « Er, l’arménien, né en Pamphylie ». L’argument de L.ROBIN (op.cit., tome 1, p.1444, n.3 de la p.1231), par lequel il rejette cette troisième traduction, n’est pas décisif. Nous n’avons pas soumis à l’analyse les mots τοῦ ἀρμενίου (614b3) pour deux raisons. Tout d’abord à cause de l’incertitude de la traduction, bien que la tendance générale soit de traduire par "fils d’Arménios". Mais, quand même cette traduction semble la plus satisfaisante, elle ne doit pas occulter la possibilité des deux autres. La seconde raison est que, au mieux, nous aurions abouti à la solution d’A.Platt ("Plato’s Republic, 614 B" in Class. Review, 1911, pp.13-14) qui identifie Er à Ara fils d’un arménien nommé Aram, qui, selon Moïse de Chorène (Armenian History 1, p.14-15), serait mort en un combat et aurait ressuscité. Dans ce cas, il faudrait opter pour la deuxième traduction. Mais, même si cette identification donne un sens précis à τοῦ ἀρμενίου, il reste que, primo, elle ne nous apporte rien que nous ne sachions déjà, et que, deuxio, l’incertitude de la traduction nous interdit de dépasser le niveau de la pure hypothèse. Enfin, il y a une autre identification à mentionner : celle que fait Clément d'Alexandrie (Stromates V, 710, §24) selon qui Er ne serait autre que Zoroastre. Cette hypothèse relève indubitablement de cette mode orientalisante des premiers siècles de notre ère.
Nous devons maintenant nous demander pourquoi Er est né en Pamphylie et voir si cela confirme ou non la thèse de l’origine sémitique de ce nom. Malgré L.Robin (loc.cit.), le débat n’est pas sans intérêt : il en va de la signification propre du nom d’Er qui, comme chaque élément du texte que nous lisons, a par hypothèse de travail, un intérêt pour la compréhension philosophique global de ce texte.
La Pamphylie est une plaine côtière longue de quatre-vingt kilomètres et large de vingt-cinq dans sa plus grande largeur (cf. X.de Planhol, De la plaine pamphyliennes aux lacs pisidiens, Paris 1958, p.27). Située sur la route de l’Orient, elle fut très tôt colonisée par les Grecs (cf. C.Brixhe, Le dialecte grec de Pamphylie, Paris 1974 (thèse dactylographiée), vol.3, p.2. La première vague de colonisation grecque (achéenne) aurait déferlé en Pamphylie peu après la guerre de Troie.) qui y trouvèrent une peuplade sémite (cf. K.Lanckoronski, Les villes de la Pamphylie et de la Pisidie, Paris 1893, vol.1, p.3.), parlant le louvite occidental (cf. C.Brixhe, op.cit., vol.1, §73), installée depuis peu, selon D.Arnaud (Le Proche-Orient ancien, Bordas, Paris 1970, p.92) qui propose là une hypothèse qui n’est pas loin d’être gratuite. L’analyse de l’alphabet et du dialecte pamphyliens conduit à reconnaître l’origine sémitique de la civilisation pamphylienne (cf. C.Brixhe, loc.cit. et §17 ; voir aussi les références données par K.Lanckoronski, loc.cit. et n.1). On voit donc que rien n’empêche un individu qui porte un nom sémite d’être originaire de Pamphylie.
D’autre part, il faut rappeler, même si cela semble évident, la signification du nom (grec) des pamphyliens. Selon la thèse la plus couramment admise, « il s’agirait […] de l’adjectif πάμφυλος, de toutes races, de toutes tribus, devenu ethnique. C’est d’ailleurs ainsi, semble-t-il, que les Pamphyliens entendaient leur nom, si l’on en juge du moins par cet oracle de Suédra […] : Pamphyliens de Suédra […] qui habitez une terre d’hommes mélangés. Sans confirmer nécessairement cette thèse, l’analyse du dialecte lui apporte […] un solide soutien » (cf. C.Brixhe, op.cit., §71 et notes 1402-1404 ; cf. X. de Planhol, op.cit., p.70.). De ce point de vue non plus, rien n’empêche Er d’être pamphylien.
Rien de plus normal donc qu’un sémite originaire de Pamphylie.
Mais pourquoi la Pamphylie ?
On trouverait tout aussi normal qu’un sémite soit originaire de n’importe quelle autre contrée du Proche-Orient. Il y a deux réponses à cette question, une large et une autre plus précise. La première consiste à souligner le caractère universel de la Pamphylie, caractère révélé dans son nom même, comme nous venons de le voir. L’idée de totalité qui y est contenue n’est, en effet, pas étrangère au mythe d’Er et intervient à des endroits topiques de notre de texte (Rép.X, 614d3, 616b4, 616c5, 617a5-6, etc.). Mais il y a une façon plus précise de répondre à notre question, et, encore une fois, nous nous aiderons de l’histoire et de la linguistique. Nous avons dit que la Pamphylie avait été colonisée par des Grecs vers le XIIème siècle. Mais il y eut d’autres vagues de colonisations grecques ("Le concept grec de colonie [... ] n’implique pas la fondation d’une nouvelle cité en un lieu inhabité, mais n’importe quel établissement en terre étrangère : presque toutes les cités anatoliennes furent colonisées plus d’une fois lors d’expéditions successives", F.Cassola in La parola del Passato, Naples 1954, p.42) dont la plus importante fut celle des doriens qui, aux VIII-VIIèmes siècles, "imposèrent, par leur nombre, des traits doriens à la langue métissée" (C.Brixhe, op.cit., §73. La date de cette vague colonisatrice n’est pas établie avec certitude. Contre Brixhe, cf. F.Cassola, La Ionia nel mondo miceneo, Naples 1957, p.157.) composée de louvite et d’achéen. De fait, l’analyse du dialecte grec de Pamphylie laisse apercevoir des isoglosses avec des dialectes doriens (C.Brixhe, op.cit., § 72. La présence de similitudes entre le dialecte pamphylien et des dialectes éoliens ne doit pas exclure la réalité d’une prédominance linguistique dorienne, l’influence éolienne étant limitée à la ville de Side ; cf. ib., §73 et X.de Planhol, op.cit., p.70-71). D’autre part, il faut revenir à la signification du nom des pamphyliens, et noter que, à côté de la thèse énoncée plus haut, certains philologues et historiens "veulent y retrouver le nom d’une des trois tribus doriennes traditionnelles, celle des πάμφυλοι, et cette désignation reflèterait la prépondérance de la composante dorienne dans la population et le dialecte" (C. Brixhe, op.cit., §71). Il ne s’agit pas ici de discuter cette thèse ni de la confronter à l’autre, mais seulement de remarquer ce qui la rend défendable : la prédominance dorienne en Pamphylie – qui doit être considérée comme une certitude acquise. D’ailleurs les deux thèses ne sont pas contradictoires : la notion de mélange n’exclut pas celle de prédominance de l’un des éléments du mélange.
Cette prédominance dorienne nous renvoie chez Platon à un problème musical important : le choix des modes (cf. Rép.IV, 424c5-6 et la note de L.Robin [op.cit., p.1404 = note 2 de la page 986]). Là aussi le dorien est mis en avant (cf. Rép.III, 399a1-c6 où les modes phrygien et dorien seront les seuls retenus dans la cité, chacun pour sa valeur propre ; et surtout Lachès 188d3-8 où le mode dorien est préféré pour sa grécité en même temps que pour son "harmonie"). Le système damonien avait établi les déterminations éthiques des modes (cf. Th.Reinach, La musique grecque, Payot, Paris 1926, p.44 et suivantes ; E.Moutsopoulos, loc.cit.), et définissait le mode dorien comme celui de la virilité (Cf. Th.Reinach op.cit., p.46 ; et E.Moutsopoulos op.cit., p.74 qui cite Aristide Quintilien ; il faut noter aussi qu’en architecture, l’ordre dorique était opposé au ionique, comme la beauté masculine à la beauté féminine) – caractérisation que l’on retrouve chez Platon. Nous voilà maintenant renvoyés à nouveau ailleurs, et, cette fois-ci, c’est pour revenir au mythe d’Er proprement dit : l’origine pamphylienne d’Er nous avait conduit au dorien qui nous renvoie à la virilité, c’est-à-dire à l’une des déterminations qui font d’Er le porteur du mythe.
Avant d’en terminer avec la Pamphylie, nous ne résistons pas à la tentation de rappeler que cette contrée fut le théâtre de la victoire du général athénien Cimon contre une flotte et une armée perses en 468, à une époque où la flotte athénienne était surtout la force des trières d’Athènes. L’image de la trière apparaît à un endroit important du mythe d’Er...