Au nom de la modernité que n'aurons-nous pas fait, que n'aurons-nous pas prétendu ? J'en parlais avant-hier !
Modernité, progrès.
Deux mots vides, comme dirait le documentaliste, travailleur du langage.
Deux mots sans pesanteur référentielle, comme dirait le linguiste, cousin du documentaliste.
Je
me souviens de la maquette pédagogique de la philosophie à la Sorbonne,
quand j'étais étudiant parisien, maquette où la modernité commençait à
Galilée et Descartes et finissait à Kant, s'étalant définitivement sur
deux siècles bien délimités, d'un côté par la Renaissance, de l'autre
par l'âge industriel. Il me semble que cette division universitaire de
l'histoire de la pensée européenne fonctionne encore aujourd'hui. Cette
caractérisation de la modernité a le grand mérite de signifier
quelque chose de précis, de pouvoir être localisée assez précisément
dans un ensemble plus vaste qui serait l'histoire universitaire de la
pensée européenne...
Aujourd'hui (et hors cet usage qu'en fait la
philosophie universitaire), "la modernité est sans doute le mot le plus
creux de la langue française", comme dit Serge Uzzan, professionnel de
la communication et de la publicité. En effet, le terme 'modernité' ne
renvoie à rien de tangible : au mieux, il signifierait seulement un
dépassement de la "tradition".
Ce qui permettra tous les bons mots faciles du style de celui de Jean d'Ormesson dans sa Réponse au discours de réception à l'Académie française de Madame Yourcenar
: "La plus haute tâche de la tradition est de rendre au progrès la
politesse qu'elle lui doit et de permettre au progrès de surgir de la
tradition comme la tradition a surgi du progrès." Bon ! Ne peut-on
simplement en rester au constat que faisait Édouard Herriot à propos du
progrès (dans Créer) : "La tradition, c'est le progrès dans
le passé; le progrès, dans l'avenir, ce sera la tradition." Ou alors
croyons Henri Bergson qui disait que : "Nous ne percevons,
pratiquement, que par le passé, le présent pur étant l'insaisissable
progrès du passé rongeant l'avenir." Etc.
On est ici dans une
relativité où les mots se définissent les uns par rapport aux autres
dans un système d'énonciation clos. Sorti de ce système, le mot ne
signifie plus rien de stable. C'est pour ça que le documentaliste s'en
méfie. Comme pour tous ces mots, toutes ces expressions qui datent les
choses et n'apportent d'information que pour situer dans le temps,
c'est-à-dire pour relativiser. Dans les années
quatre-vingt, de nombreuses technologies ont fait leur intrusion dans
le monde de l'éducation. Du coup les professionnels de la formation
parlaient, à l'époque, de 'nouvelles technologies éducatives'. Les
documentalistes, armés de leur regard linguistique acéré, préféraient
parler, eux, simplement de 'technologie éducative', pour la simple
raison que parler de 'nouvelles technologies éducatives', c'est tout
juste parler de 'technologies éducatives' en disant d'elles qu'elles
sont nouvelles - nouvelles pour celui qui en parle à ce moment-là et
pour son auditoire du moment. Imaginez que les documentalistes des
années quatre-vingt aient indexé avec des descripteurs comme 'nouvelles
technologies éducatives' des documents présentant et analysant comment
le minitel pouvait être utilisé pour enseigner ! Imaginez la tête de
ceux qui aujourd'hui voudraient se renseigner sur ce que sont les
'nouvelles technologies éducatives' et tomberaient sur des documents
parlant du minitel... ! Bref 'modernité', 'progrès', 'nouveauté'
sont des termes dangereux en ce que leur taux de péremption est très
élevé et qu'ils encombrent la description qu'on peut entreprendre des
choses elles-mêmes ... et peuvent polluer ainsi le travail
documentaliste.
Et puis, à bien comprendre, l'idée de progrès est
l'idée d'une histoire sans fin. Relisez Kant quand il fait ce constat :
"Le genre humain a toujours été en progrès et continuera toujours de
l'être à l'avenir: ce qui ouvre une perspective à perte de vue dans le
temps". Relisez Sauvy quand il se plaint ainsi : "Despote conquérant,
le progrès technique ne souffre pas l'arrêt. Tout ralentissement
équivalant à un recul, l'humanité est condamnée au progrès à
perpétuité." Joli tableau !
Mais alors pourquoi ces mots de 'modernité' et de 'progrès' sont-ils si souvent employés et de façon si continue ? Et de façon si positive dans la bouche des hommes et des femmes au pouvoir politique et économique ?
Souviens-toi de François Brune, lecteur attentif et fidèle !
Mais allons un cran plus loin. Hans
Jonas a écrit que "l'esprit moderne est incompatible avec l'idée
d'immortalité". Il l'a remplacé par l'idée de progrès. À part ça, rien
n'a changé ! C'est toute proportion gardée, comme ce que disait un
cardinal (Jean Daniélou) au sujet de [l'idée de] Dieu : "Plus on
possède Dieu, plus on veut le chercher; il est toujours au-delà de ce
que nous atteignons; il requiert sans cesse de notre part un nouveau
progrès; l'erreur serait de nous arrêter." La fuite en avant que
constatait Kant et que dénonçait Sauvy est bien là. Sa version
"laïque", c'est peut-être le positivisme d'un Auguste Comte qui la
formule le mieux : "La formule sacrée du positivisme: l'amour pour
principe, l'ordre pour base, et le progrès pour but". Amour, ordre,
progrès : drôle d'assemblage ! Mais assemblage qui laisse voir la
véritable fonction d'idée que celle de 'progrès'. Dit plus crûment,
cela donne ces deux vers d'un poème de Daniel Lesueur :
La loi, l'unique loi, farouche, inexorable,
Qui régit tout progrès, c'est la loi du plus fort.
Je ne tournerai pas autour du pot plus
longtemps. Il y aurait tant et tant à dire. Le format Blog n'autorisant
pas forcément la prolixité du discours, j'irai droit à l'idée - que
Bourdieu énonçait fort bien :
Si
cette révolution conservatrice peut tromper, c'est qu'elle n'a plus
rien, en apparence, de la vieille pastorale Forêt-Noire des
révolutionnaires conservateurs des années trente ; elle se pare de tous
les signes de la modernité. Ne vient-elle pas de Chicago ? Galilée
disait que le monde naturel est écrit en langage mathématique.
Aujourd'hui, on veut nous faire croire que c'est le monde économique et
social qui se met en équations. C'est en s'armant de mathématique (et
de pouvoir médiatique) que le néo-libéralisme est devenu la forme
suprême de la sociodicée conservatrice qui s'annonçait, depuis 30 ans,
sous le nom de « fin des idéologies », ou, plus récemment, de « fin de
l'histoire ».
C'était dans Le mythe de la "mondialisation" et l'État social européen,
une intervention prononcée à la Confédération générale des travailleurs
grecs, (GSEE) à Athènes, en octobre 1996 et reprise dans Contre-Feux, en 1998.
C'est on ne peut plus clair et renvoie effectivement à l'analyse de François Brune,
au-delà de tous les soupçons dont cette idée de 'progrès' ou celle de
'modernité' ont pu faire l'objet depuis des lustres. Les soupçons les
plus graves étant sûrement, d'une part, celui qui voit dans le progrès
une réalité à double face, l'autre face étant de l'ordre de la
régression ["Le progrès et la catastrophe sont l'avers et le revers
d'une même médaille", disait Hannah Arendt], d'autre part, celui qui
voit dans la croyance au progrès un frein à l'émancipation ["C'est la
nécessité de combattre qui semble oubliée... ce qui domine semble être
la certitude tranquille d'un progrès en marche", écrivait Françoise
Giroud dans Le silence des filles]...
Le mot de la fin (provisoire) sera
celui que Paul Anthony Samuelson, économiste américain, a prononcé lors
d’une conférence à Harvard (16 Août 1976) :
Les profits sont le sang vital du système economique,
l'elixir magique sur lequel repose tout progrès.
Mais le sang d'une personne peut être
le cancer pour une autre.