En 1949, René Guy Cadou compila les meilleurs extraits des lettres que Max Jacob lui avait adressées entre 1937 et 1944. Seghers publia l'ensemble en 1956 sous le titre Esthétique de Max Jacob. En 2001, les éditions Joca Seria (Nantes) proposent une nouvelle édition (postface d'Olivier Brossard), sous le titre Esthétique. Lettres à René Guy Cadou. C'est ce dernier volume que j'ai lu entre Nantes et Bordeaux.
Je pourrais relever les jugements esthétiques et globaux que le poète assène avec grâce et sarcasme quelques fois sur les poètes d'autrefois, de jadis et de son temps. Ce serait fastidieux. Juste ce passage :
J'ai eu une révélation, j'ai connu Alice au pays des merveilles. On m'avait dit : « C'est la bibliothèque rose des petits Américains ! ». « Dans toutes les familles à côté de la Bible, etc. ». Oh ! mais c'est bien mieux que ça ! bien mieux et même très bien. Ça a tout l'air du chef-d'œuvre et surtout l'universalité. Il y a là-dedans une caricature de la classe à l'école. (p.82)
Je préfère évoquer l'impression poétologique que me laisse la lecture de l'ouvrage : au cœur du langage, il y a l'humain de l'homme.
Quelques extraits :
p.28 : La force du folklore est dans la surprise que la candeur nous occasionne aujourd'hui et d'autre part dans le fait du style humain qui l'a porté au travers des siècles (car cela seul qui est humain dure).
p.35 : Ne pas oublier d'être humain (c'est-à-dire le contraire de réaliste) humain c'est-à-dire tous les sentiments complets alors que le réalisme c'est l'absence de sentiments, mais surtout la sensiblerie courante et l'impersonnalité bébête de tous les jours.
p.37sq. : La poésie de Reverdy est un témoignage qu'on peut être à la fois un homme et un poète. Il y a l'Homme-poète, c'est même à cela qu'il faut tendre ; il faut humaniser la poésie, et poétiser l'homme en soi... [...] Et cet homme-là [l'Homme-Poète] a les qualités de l'homme : sentiment, sensibilité, intelligence, énergie. Et il a plus : invention, imagination...
A la lumière d'aujourd'hui, il est facile de constater la détérioration du langage produite par les experts en communication (politique, commerciale, peu importe) dans le courant du siècle dernier et jusqu'à aujourd'hui. Comme dit le postfacier, évoquant la question foncière de l'ouvrage, "il ne s'agit pas tant de savoir ce qu'est le beau que de savoir comment la poésie peut nous permettre de regagner confiance dans le langage". Pointer cette question-là est nécessaire, car "l'indifférence des hommes au langage, notre abandon des mots, notre ingratitude peut-être, sont la porte ouverte à tous les dangers" (p.93-94).
Je n'insiste pas, cher et assidu lecteur. Tu reconnais là mon obsession maladive du parler juste et ma haine viscérale des deux grandes rhétoriques de notre temps : la rhétorique politique et la rhétorique mercatique. Aux propos de Max Jacob et d'Olivier Brossard, je me donc permettrai d'ajouter l'idée que le documentaliste peut (doit) être la sentinelle langagière, vigile politique, vigie du grand bateau de la démocratie, alertant sur les manipulations rhétoriques qui soufflent dans l'air du temps et autorisent que les gens, les gens "d'en bas", se choisissent un "d'en haut" qui les malmène... Nous quittons ainsi, il est vrai, les rives de la poésie et de l'esthétique en général, mais nous sommes bien toujours au cœur du langage, c'est-à-dire de l'humain de l'homme.