Eschatologie platonicienne, 3 : problème de chronologie
À propos du mythe d'Er, 7
(épisode précédent)
Après les questions d'optique, vient un deuxième problème, lorsque l’on veut comparer ces différents textes : celui de la chronologie. En effet, du Gorgias au Phèdre, il s’écoule peut-être une vingtaine d’années. Léon Robin par exemple situe le Gorgias avant 390 (Platon, p.30) et pense que le Phèdre a été écrit entre 375 et 366 (éd. et trad. du Phèdre, p.VIII-IX).
Entre la composition de ces deux dialogues, Platon a fondé l’Académie (sauf pour Émile Chambry qui date le Gorgias de la même année que celle où l’Académie fut fondée [op.cit. p.164]) ; il semble être le seul à avancer ainsi la date de composition du dialogue). Comment dès lors ne pas sentir, à la lecture des quatre mythes, une évolution ?
Il reste que, s’il y a évolution, celle-ci ne concerne que des points précis de détails, par exemple au sujet de l’incurabilité, où l’évolution est bien marquée du Phédon (113e) à la République (615c-616a), et de celle-ci au Phèdre (248 e-249b).
Au risque de la répétition, revenons à cette question des incurables. La question est : quel sort doit-on réserver aux âmes si pétries d'injustice qu'elles en sont incurables ? Le Gorgias est d’accord avec le Phédon pour infliger aux incurables une peine éternelle, mais il ajoute qu’ils ne gagnent rien à leur propre châtiment : "ceux qui y gagnent, ce sont les autres [les "curables"], ceux qui les voient subir pour l’éternité, à cause de leurs grandes fautes, les peines les plus grandes, les plus douloureuses et les plus effrayantes, grossièrement suspendus, comme exemples [...], spectacles et avertissements à l’adresse des injustes qui toujours arrivent" (Gorg. 525c3-8). La République parle encore des incurables, mais ceux-ci sont associés à ceux qui n’ont pas suffisamment expié (Rép.X, 615e2-3). Le traitement infligé aux incurables a, ici aussi, valeur d’exemple (Rép.X, 616a3-4). Mais le fait que les incurables soient associés à ceux qui n’ont pas suffisamment expié, semble donner raison à Léon Robin lorsqu’il notait que l’eschatologie de la République ne refuse pas à ces grands coupables la palingénésie, mais seulement "le droit au recommencement millénaire" (L.Robin, éd. et trad. du Phèdre, coll.Budé, p.XCI n.1) ; en d’autres termes, les incurables doivent effectuer plusieurs voyages d'outre-tombe de mille années, avant de pouvoir revenir à la vie terrestre.
Le Phèdre, dernier terme de l’évolution de la doctrine de Platon sur ce point, ne parle plus des incurables. Cette évolution dans la docrine platonicienne de l'incurabilité permet de comprendre comment le calcul de la République selon lequel ce que nous pourrions appeler une "vie eschatologique" (une vie terrestre + un voyage d'outre-tombe) dure 1100 ans, entre bien dans le cadre du Phèdre, car, en dix mille années, une âme aura la possibilité de parcourir les neuf degrés de vies (Phdr 248c8-e3) et de remonter ainsi du tyran au philosophe. C’est pour permettre cette ascension qu’il n’y a plus d’incurables (comme dans le Phédon) ni d’âmes qui doivent effectuer plusieurs voyages d'outre-tombe de mille années avant de se réincarner (comme dans la République) : même l’âme que la première eschatologie a faite tyrannique pourra, juste avant de recouvrer ses ailes, devenir une âme-philosophe qui saura, une fois ailée, suivre et imiter les âmes divines. Enfin, c'est pour que toute âme puisse gravir les échelons qui vont de l'âme-tyran à l'âme-philosophe que Platon précise (en Rép.X, 618b3) que la nouvelle vie que choisissent les âmes est "nécessairement" différente de leur vie précédente. Cette nécessité nie l’impossibilité, pour une âme, de parcourir (dans un mouvement ascensionnel) les neuf degrés de vie du Phèdre.
Mais de telles évolutions ne semblent pas apparaître pour le fond de l’eschatologie platonicienne. C’est pourquoi une considération d’ensemble de ces textes paraît tout à fait possible.