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BRICH59
eschatologie
3 avril 2020

Eschatologie platonicienne, 3 : problème de chronologie

À propos du mythe d'Er, 7
(épisode précédent)

Après les questions d'optique, vient un deuxième problème, lorsque l’on veut comparer ces différents textes : celui de la chronologie. En effet, du Gorgias au Phèdre, il s’écoule peut-être une vingtaine d’années. Léon Robin par exemple situe le Gorgias avant 390 (Platon, p.30) et pense que le Phèdre a été écrit entre 375 et 366 (éd. et trad. du Phèdre, p.VIII-IX).

charon fantômatiqueEntre la composition de ces deux dialogues, Platon a fondé l’Académie (sauf pour Émile Chambry qui date le Gorgias de la même année que celle où l’Académie fut fondée [op.cit. p.164]) ; il semble être le seul à avancer ainsi la date de composition du dialogue). Comment dès lors ne pas sentir, à la lecture des quatre mythes, une évolution ?
Il reste que, s’il y a évolution, celle-ci ne concerne que des points précis de détails, par exemple au sujet de l’incurabilité, où l’évolution est bien marquée du Phédon (113e) à la République (615c-616a), et de celle-ci au Phèdre (248 e-249b).

Au risque de la répétition, revenons à cette question des incurables. La question est : quel sort doit-on réserver aux âmes si pétries d'injustice qu'elles en sont incurables ? Le Gorgias est d’accord avec le Phédon pour infliger aux incurables une peine éternelle, mais il ajoute qu’ils ne gagnent rien à leur propre châtiment : "ceux qui y gagnent, ce sont les autres [les "curables"], ceux qui les voient subir pour l’éternité, à cause de leurs grandes fautes, les peines les plus grandes, les plus douloureuses et les plus effrayantes, grossièrement suspendus, comme exemples [...], spectacles et avertissements à l’adresse des injustes qui toujours arrivent" (Gorg. 525c3-8). La République parle encore des incurables, mais ceux-ci sont associés à ceux qui n’ont pas suffisamment expié (Rép.X, 615e2-3). Le traitement infligé aux incurables a, ici aussi, valeur d’exemple (Rép.X, 616a3-4). Mais le fait que les incurables soient associés à ceux qui n’ont pas suffisamment expié, semble donner raison à Léon Robin lorsqu’il notait que l’eschatologie de la République ne refuse pas à ces grands coupables la palingénésie, mais seulement "le droit au recommencement millénaire" (L.Robin, éd. et trad. du Phèdre, coll.Budé, p.XCI n.1) ; en d’autres termes, les incurables doivent effectuer plusieurs voyages d'outre-tombe de mille années, avant de pouvoir revenir à la vie terrestre.
Le Phèdre, dernier terme de l’évolution de la doctrine de Platon sur ce point, ne parle plus des incurables. Cette évolution dans la docrine platonicienne de l'incurabilité permet de comprendre comment le calcul de la République selon lequel ce que nous pourrions appeler une "vie eschatologique" (une vie terrestre + un voyage d'outre-tombe) dure 1100 ans, entre bien dans le cadre du Phèdre, car, en dix mille années, une âme aura la possibilité de parcourir les neuf degrés de vies (Phdr 248c8-e3) et de remonter ainsi du tyran au philosophe. C’est pour permettre cette ascension qu’il n’y a plus d’incurables (comme dans le Phédon) ni d’âmes qui doivent effectuer plusieurs voyages d'outre-tombe de mille années avant de se réincarner (comme dans la République) : même l’âme que la première eschatologie a faite tyrannique pourra, juste avant de recouvrer ses ailes, devenir une âme-philosophe qui saura, une fois ailée, suivre et imiter les âmes divines. Enfin, c'est pour que toute âme puisse gravir les échelons qui vont de l'âme-tyran à l'âme-philosophe que Platon précise (en Rép.X, 618b3) que la nouvelle vie que choisissent les âmes est "nécessairement" différente de leur vie précédente. Cette nécessité nie l’impossibilité, pour une âme, de parcourir (dans un mouvement ascensionnel) les neuf degrés de vie du Phèdre.

Mais de telles évolutions ne semblent pas apparaître pour le fond de l’eschatologie platonicienne. C’est pourquoi une considération d’ensemble de ces textes paraît tout à fait possible.

(épisode suivant)


 

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3 avril 2020

Eschatologie platonicienne, 2 : questions d'optique

À propos du mythe d'Er, 6
(épisode précédent)

Nous avons vu à la fin du précédent épisode, que l'assemblage des textes eschatologiques de Platon n'est pas sans poser questions. Notamment au sujet des différences constatables d'un texte à l'autre, mais aussi au sujet d'une évolution présumée de la pensée eschatologique platonicienne pendant la vingtaine d'années qui sépare l'écriture du Gorgias et celle du Phèdre.
Ce qu’il faut noter d’abord, c’est que chaque dialogue platonicien a son optique propre, et que, par conséquent, le passage que l’on extrait de tel dialogue ne doit pas être coupé radicalement de l’ensemble, sous peine d’être en partie incompréhensible.


Ainsi "le véritable sujet du Gorgias est […] la rhétorique" et "il n’est pas jusqu’au mythe final qui ne se rattache étroitement au sujet", comme dit Émile Chambry, dans sa traduction Platon, Protagoras et autres dialogues (GF 9, Paris 1967, p.159). C’est pourquoi il faut penser que Socrate raconte ce mythe "pour […] montrer la possibilité d’une rhétorique persuasive mais non point pernicieuse" (P.B.Grenet, Histoire de la philosophie ancienne, Beauchesne, Paris 1960, p.91). Mais on se demande alors pourquoi cet essai de rhétorique non pernicieuse se réalise dans un mythe qui raconte comment les âmes sont jugées après la mort. C’est que le Gorgias "ne peut résoudre [le problème de la rhétorique] sans soulever en cours de route celui de la justice et de l’injustice" (Victor Goldschmidt, Les dialogues de Platon, P.U.F., Paris 1947, p.315) ; car "la rhétorique est ici uniquement envisagée dans sa valeur politique et morale" (Alfred Croiset, éd. et trad. du Gorgias et du Ménon, Les Belles Lettres, Paris 1923, p.89 et cf. p.93sq.). Le problème de la rhétorique trouve sa solution alors que celui de la justice n’est pas élucidé d’où cette exhortation à la justice qu’est le mythe final.

Par exemple, pour prendre un détail, pourquoi le Gorgias se limite-t-il au jugement des âmes et à l'exécution des sentences  ? Cette limitation volontaire est solidaire du dessein de Socrate lorsqu’il dit le mythe : il s’agit de faire passer l’idée "qu’on doit prendre garde de commettre l’injustice plutôt que de la subir, et que l’homme doit se soucier par dessus tout non de paraître bon, mais de l’être réellement, et en privé et en public" (527b4-6). Il suffit donc que le mythe montre comment Zeus s’arrange pour que, lors du jugement, les âmes paraissent ce qu’elles sont réellement et soient sanctionnées correctement – cette justice de l’au-delà pouvant d’ailleurs contredire la justice des hommes ; cf. de 521c3 jusqu’au mythe. Cette limitation est d’ailleurs manifeste lors de la description du lieu du jugement : alors que le Gorgias parle de « la croisée des trois chemins » (les juges siègent "dans la prairie, à la croisée de trois chemins dont l’un part vers les îles des bienheureux et l’autre vers le Tartare", le troisième étant celui par lequel les âmes non encore jugées viennent vers les juges), la République, elle, parle de quatre gouffres dont deux conduisent aux lieux où les sentences seront exécutées, et les deux autres reconduisent les âmes de ces lieux vers la prairie, un autre chemin qui conduit les âmes du corps délaissé vers le lieu du jugement étant supposé (614b8-c1) et un autre encore qui conduit les âmes qui sont revenues de leur poréïa de mille années vers le lieu panoramique qui est aussi celui du choix (cf. 616b1-7). Le Gorgias ne décrit donc du lieu du jugement que la moitié qui concerne l’arrivée des âmes devant les juges et leur départ vers les lieux où les sentences seront exécutées. Il ne s’intéresse pas à l’autre moitié qui concerne le retour des âmes de ces lieux vers l’endroit où se retrouvent, après exécution des sentences, les justes et les injustes (la prairie) et leur cheminement vers le lieu du choix, puis vers la renaissance.
Sur ce point, l’erreur de PROCLUS (Commentaire sur la République, trad. Festugière, Vrin, Paris 1970, tome III, p.76) semble due à son parti pris d’accorder entre eux les textes platoniciens, quelle que soit leur destination propre – erreur d’autant plus étonnante que PROCLUS prétend attacher de l’importance au "dessein" des textes (en l’occurrence, le mythe d’Er, cf. op.cit. p.40sqq.).

Le Phédon, lui, est "un sermon sur la mort" (Léon Robin, éd. et trad. du Phédon, Les Belles Lettres, Paris 1936, p.LXV) à l’issue duquel Socrate prêche qu’il faut prendre soin de son âme pendant la vie et aussi dans la mort où elle sera jugée (Phdn 107c1 sqq.). Le mythe présentera donc "un ensemble de motifs" (L.Robin, op.cit., p.LXIV et la note) pour pratiquer la justice, ce qui est la meilleure façon de prendre soin de son âme.

charon fantômatique-La République, quant à elle, s’attache nommément au problème de la justice. La solution passe par la construction de la cité juste (livres II à VII) aussi bien que par l’analyse politique et psychologique de l’injustice (livres VIII et IX). À la fin du dialogue (Rép.X, 608c sqq.), on passe en revue les "récompenses de la vertu", parmi lesquelles celles que reçoit le juste dans l’au-delà : c’est dans le mythe d’Er que nous avons une idée de ce que peuvent être de telles récompenses.

Le Phèdre pose un problème : quel en est le sujet, la rhétorique ou l’amour ? Léon Robin a montré la "solidarité organique" des deux thèmes, à la p.XXIX. de son éd. et trad. du Phèdre pour la collection Budé. Mais comment le passage qui nous intéresse est-il situé par rapport à cette double thématique ? Il est remarquable qu’il soit extrait du second discours de Socrate (Phdr 243e-257b). C’est un éloge de l’Amour que Socrate prononce pour prévenir la colère qu’Eros est en droit de manifester contre lui, à cause de son premier discours et du discours de Lysias lu par Phèdre. La palinodie s’oppose aux discours précédents à la fois pour le thème rhétorique et pour le thème érotique. Sa qualité, sur ces deux plans, ne fait aucun doute ni pour Phèdre ni pour Socrate. Pour savoir ce qu’est l’amour, il faut "se faire une conception vraie de la nature de l’âme" – l’âme étant "l’objet propre de la vraie rhétorique", comme le précise Léon Robin.

On le voit, chacun des quatre mythes eschatologiques qui nous occupent a un contexte qui lui est propre et dont il serait fâcheux de ne pas tenir compte lorsque l’on tente de les rassembler. C’est toujours l’âme dont il s’agit, mais, à chaque fois, le problème est abordé par un biais différent. On en vient toujours à la justice, mais, à chaque fois, par un chemin différent.

(épisode suivant)


 

2 avril 2020

Eschatologie platonicienne, 1 : assemblage textuel

À propos du mythe d'Er, 5
(épisode précédent)

Nous avons vu à la fin du précédent épisode, que quatre textes principaux permettaient de dresser un tableau complet de l'eschatologie platonicienne :

  1. Gorgias 523a1-527e7 ; cf. aussi 492e7-493d4.
  2. Phédon 107d5-115a3 ; cf. aussi 80d5-82c1.
  3. République, X, 614b2-621d3 ; cf. aussi I, 330d4-331c1.
  4. Phèdre 246a3-249b6.

La fin de l'Apologie de Socrate (40c4-42a5) peut être prise en considération, avions-nous précisé.
Les quatre textes principaux sont listés ici dans l'ordre chronologique de leur écriture, chronologie relative admise par l'ensemble de la critique semble-t-il.
Tentons une analyse comparée des structures de ces textes.

Le premier des quatre mythes eschatologiques est celui du Gorgias. Si la date de ce dialogue ne fait pas l’unanimité, tous les critiques reconnaissent qu’il ne peut être qu’antérieur aux trois autres dialogues qui contiennent les mythes eschatologiques. La structure de ce mythe est déterminée par le jeu de l’alternance entre le mythe proprement dit et le commentaire. En effet, après une courte introduction (523a1-3), vient la première partie du mythe (523a3-524a7), où nous sont présentés la loi du temps de Cronos et le discours réformateur de Zeus ; suit le premier commentaire (524a8-d7) qui travaille à une définition de la mort. Le mythe reprend avec le jugement des âmes (524d7-525a7), interrompu par un deuxième commentaire qui traite des châtiments (525b1-c8) et de la puissance politique (525d1-526b4). Le mythe s’achève avec la suite du jugement des âmes (526b4-d2). Enfin Socrate tire la leçon pratique du mythe (526d3-527a4) et conclut sur les raisons de croire à ce dernier (527a5-c7). On le voit, ce mythe est exclusivement et entièrement consacré au jugement des âmes et à l’exécution des sentences prononcées par les juges qui sont nommés (Éaque, Minos et Radamanthe, conformément à la tradition ; à noter que l'Apologie de Socrate, antérieure au Gorgias, ajoute un quatrième juge, Triptolème, sans qu'on sache trop pourquoi, sachant que, sur certains vases attiques, Triptolème siège à la place de Minos).

C’est après le Gorgias et avant la République que semble se placer le Phédon. Ici la structure du mythe est différente. Elle n'en est pas moins manifeste et équilibrée : en effet, le mythe se divise en quatre grandes parties dont les deux extrêmes sont proprement eschatologiques, et les deux centrales géographiques. La première partie (107d5-108d3) nous parle du chemin d’Hadès (107d6-108a6) et montre la différence qu’il y a entre le chemin parcouru par une âme juste et celui parcouru par une injuste (108a 6-d3). La seconde partie contient une description de la terre (108d4-111c2) et la troisième de ses régions intérieures (111c3-113c8). Enfin la dernière partie détaille les différentes sortes de salaires que reçoivent les âmes dans l’au-delà (113d1-114c6). Le mythe est suivi d’une conclusion sur son utilité morale (114c6-115a3). À la différence du Gorgias, le Phédon ne parle qu’à peine du jugement même des âmes, mais s’attache surtout à décrire les lieux où les sentences de ce jugement seront exécutées – d’où les parties géographiques du mythe.

charon fantômatiquePour la fin de la République, les choses sont plus complexes, notamment à cause d'un système narratif double. Socrate n'y est plus le seul à parler. Il doit en effet se faire porte-parole d'un homme, Er le Pamphylien, qui était mort sur un champ de bataille mais ressuscita et "raconta ce qu'il avait vu là-bas", c'est-à-dire au royaume des morts (614b8). On se trouve donc avec un témoin direct de ce qui se passe dans la mort, et dont Socrate rapporte le récit. Et la difficulté venait du fait que l'âme du témoin faisait un bout de route avec les autres âmes, mais sans jamais leur être mêlée. Pour notre mémoire soutenu en 1977, nous avions donc dû, pour nous y retrouver, construire une analyse des verbes de mouvement mobilisés dans le texte du mythe d'Er. Nous aboutissions à trois classes de verbes : tout d’abord les verbes dont le sujet est la totalité des âmes, celle d’Er comprise ; ensuite ceux qui ont pour sujet la totalité des âmes mais celle d’Er exclue ; enfin ceux qui indiquent un mouvement de l’âme d’Er seulement. Cette analyse nous avait permis, entre autres, de reconstituer la structure eschatologique du mythe en trois phases successives.

  1. La première phase de l’itinéraire est constituée d’abord par le voyage qui conduit au lieu du jugement et ensuite par ce qui se passe en ce lieu, où se déroulent trois sortes d’évènements : premièrement le jugement des âmes (et l’octroi à Er de sa mission) ; deuxièmement le départ de ces âmes, qui coïncide avec l’arrivée d’autres âmes jugées mille ans auparavant ; troisièmement l’assemblée générale de ces âmes dans la prairie où elles racontent leur voyage de mille années.
  2. La deuxième phase est constituée d’abord par le voyage qui, ayant la prairie pour point de départ, conduit à cette lumière que les âmes avaient déjà aperçue au cours du voyage précédent ; ensuite par ce qui se passe en ce lieu où elles sont arrivées. Il s’y passe deux choses bien distinctes : premièrement la vision du fuseau de Nécessité, deuxièmement le choix avec ses préparatifs et son contexte philosophique.
  3. La troisième phase est constituée d’abord par la confirmation du choix, puis par le retour au monde du devenir.

Après le Gorgias, le Phédon et la République, vient le Phèdre. Le mythe qu’il nous propose est différent des trois autres en ce qu’il ne paraît pas de prime abord eschatologique : il s’agit de "se faire une conception vraie de la nature de l’âme, tant divine qu’humaine". C’est pourquoi Socrate commence par donner une image de l’âme (246a3-d3) ; ensuite il parle de la procession céleste des âmes (246d3-247c2) puis décrit ce qui se passe dans le "lieu supracéleste"(247c3-248a1) et montre ce qu’il arrive aux âmes non divines lorsqu’elles tentent d’y accéder (248a1-c2) ; enfin c’est le "décret d’Adrastée" qui constitue le passage proprement eschatologique du mythe (248c2-249b6). Il reste que ce passage est préparé par ce qui le précède, de même que l’eschatologie platonicienne dans son ensemble repose sur cette préparation. En d’autres termes, l’eschatologie platonicienne tient ses fondements dans la doctrine platonicienne de l’âme et, plus profondément, dans l’épistémologie platonicienne. Bref, le Phèdre nous présente, selon l’heureuse expression de L.Robin (dans l'introduction à son éd. et trad. du Phèdre de la collection Budé, p.LXXXVI ; voir aussi son Platon, p. 137), "une double eschatologie" dont la première partie s’intéresse à la vie "pré-humaine", et la deuxième seulement à sa vie "humaine", c’est-à-dire une fois le cycle vie-mort commencé.

Voilà comment peuvent s'assembler les quatre textes eschatologiques de Platon. Cet assemblage n'est pas sans poser questions. Notamment au sujet des différences constatables d'un texte à l'autre. Également au sujet d'une évolution présumée de la pensée eschatologique platonicienne pendant la vingtaine d'années qui sépare l'écriture du Gorgias et celle du Phèdre.

(épisode suivant)


 

1 avril 2020

Sur l'eschatologie

À propos du mythe d'Er, 4
(épisode précédent)

 

académie françaiseL'eschatologie, disait la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1932-1935), s'intéresse aux "idées, doctrines théologiques ou philosophiques relatives à la destinée de l'homme après la mort". L'édition suivante (t.1, 2005 ... t.4 en cours) précise ceci :

Composé d'eschato-, du grec eskhatos, "qui se trouve à l'extrémité, dernier", et de -logie, du grec logos, "discours, traité". Partie de la philosophie ou de la théologie qui étudie les problèmes posés par les fins dernières de l'homme et la fin du cosmos tout entier. L'eschatologie des Évangiles traite de la fin du monde et du jugement dernier.

Une telle définition est fort restrictive. Elle ne prend en compte que l'eschatologie biblique, et ne fonctionne que pour les trois grandes religions du Livre. Ces religions ont la particularité, par rapport aux autres religions notamment les religions grecques, d'inscrire la vie de l'homme dans une histoire linéaire, celle du Monde dans son ensemble. L'eschatologie judéo-chrétienne par exemple implique une Apocalypse, une fin du Monde tel qu'il est maintenant, une fin marquée par l'avénement d'un Messie. À l'intérieur de ce temps messianique, l'individu pense sa mort comme lieu du jugement et du châtiment/récompense... L'individu mort, son âme est "condamnée" à rejoindre telle ou telle région de l'Au-delà en fonction de son comportement, de sa piété et/ou de ses péchés, etc. On pourrait analyser et distinguer les différentes religions en fonction de l'articulation qu'elle organise entre ces deux aspects de l'eschatologie, destin post mortem de l'individu et fin du monde.
Très tôt, du moins aussi loin que l'on peut remonter, les Grecs pensent que l'âme, le souffle (psychè) continue de vivre une fois que le corps est mort. Notons au passage que tout cela postule un dualisme net entre le corps et l'âme. Chez Homère on trouve maintes scènes se déroulant dans l'au-delà, maints discours évoquant ou décrivant cet au-delà. On y voit par exemple Achille se lamenter... C'est le versant "destin post mortem de l'individu" qui s'impose. L'aspect "fin du monde" est passé sous silence pour la simple raison que, chez les Grecs, le monde n'a pas de fin. C'est un monde cyclique, le temps de l’histoire est cyclique. Voyons comment Platon explique ça.

 

cercle"À intervalles réglés" (Platon, Timée, 23a7), un cataclysme survient qui ne laisse survivre que quelques hommes "illettrés et incultes" (Ibid. 23a8-b1). Ces hommes ont quelques souvenirs de l’époque antécataclysmique, époque où le niveau de civilisation était élevé. À la suite de ce cataclysme, ce niveau brusquement chute ; il ne reste du logos de l’époque antécataclysmique que des bribes, des miettes, des éclats ; ce sont les mythes à leur état premier, que les poètes bientôt vont recueillir (plus ou moins) pêle-mêle. Donc, premier temps de l’époque postcataclysmique : les mythes en miettes ; deuxième temps : la poésie comme recueil plus ou moins organisé de mythes. Le troisième temps est celui de la théologie, réflexion (encore mythique) sur la poésie mythique (Cf. V.Goldschmidt "Theologia", Revue des Études Grecques, LXIII, 1950). Ensuite vient le temps des (sept) sages, dont la sophia est une production de préceptes moraux tirés de la théologie. À un certain moment, cette sophia devient l’occasion d’un conflit. D’un côté, la sophistique considère le fond de la sophia – qui est "doxa" – comme la totalité transparente du logos, du vrai. De l’autre, la philosophie (Socrate) considère ce fond comme insuffisant et ressent la nécessité de la dialectique comme propédeutique en vue du logos. Enfin vient Platon, qui poursuit l’entreprise socratique préparant l’avènement du logos dans sa transparence.

S'il y a bien une tension, une progression vers un avènement, il ne s'agit pas de l'avènement d'un Messie "qui jugera les vivants et les morts dans son avènement glorieux, et dans l’établissement de son règne" (Deuxième épître à Timothée, 4,1, trad. Lemaistre de Sacy, 1855), mais de celui du logos, de la raison philosophique. Il ne s'agit pas d'un avènement au sens d'une apparition (le grec dit ἐπιφάνεια, 'épiphanie'), mais d'un avènement progressif, obtenu de haute et longue lutte. Il ne s'agit pas d'un moment unique d'apocalypse et de "jugement dernier", mais d'une période de déploiement de la raison.
Pour comprendre la doctrine eschatologique de Platon, il convient de commencer par ce qui se passe avant et pendant le premier assemblage âme-corps, à l'occasion de la première naissance. Puis seulement après, on peut engager la grande eschatologie. Selon l’heureuse expression de L.Robin (dans son éd. et trad. du Phèdre de la collection Budé [1933], p.LXXXVI ; et dans son Platon [1968], p.137sq), "une double eschatologie" dont la première partie s’intéresse à la vie "pré-humaine", et la deuxième seulement à la vie "humaine", c’est-à-dire une fois le cycle vie-mort commencé.
Quatre textes principaux :

  1. Gorgias 523a1-527e7 ; cf. aussi 492e7-493d4.
  2. Phédon 107d5-115a3 ; cf. aussi 80d5-82c1.
  3. République, X, 614b2-621d3 ; cf. aussi I, 330d4-331c1.
  4. Phèdre 246a3-249b6.

On peut leur adjoindre la fin de l'Apologie de Socrate (40c4-42a5).

(épisode suivant)


 

23 juillet 2019

L’itinéraire eschatologique d’Er le pamphylien dans la République de Platon (2)

À propos du mythe d'Er, 2

(épisode précédent)

 

Paris4Lors de la soutenance, le Professeur Aubenque a commencé par me dire que le travail que je lui avais soumis dépassait le cadre d'une maîtrise, puis m'a demandé abruptement comment l'apprenti philosophe que j'étais se situait par rapport à cette histoire de récompenses / châtiments dans l'au-délà, de réincarnation et de choix de vie, etc. Aucune remarque, aucune demande d'éclaircissement sur le travail lui-même, c’est-à-dire sur le travail engagé sur le texte lui-même. L’entretien avec le Professeur était fatalement axé sur les possibilités de discussion sur les thèses proposées par Platon ! Il a de fait tourné court !

Et il y avait deux raisons à mon mutisme relatif.

  1. Très concrètement, je me voyais mal en droit, voire en capacité de discuter les thèses platoniciennes, moi, petit apprenti philosophe que j’étais.
  2. L’objectif de mon travail était clair et affiché, écrit noir sur blanc en introduction au mémoire, et ne relevait que d’un travail sur le texte et sa situation dans l’ensemble du corpus (=ensemble de textes) platonicien.

Cette seconde raison pouvait conduire mon mentor à me questionner sur ce point. J’avais un point de vue, peut-être mineur, mais suffisamment tranché sur la place, le rôle du mythe d’Er, c’est-à-dire du texte qui court des lignes 614b2 à 621d2 de l’édition d’Henri Estienne (Genève, 1578) pour qu’une discussion puisse s’engager entre le maître et l’apprenti philosophe. Eh bien non ! Du coup, la discussion a tourné court. 

Sur le coup, fort de la positivité autocentrée qui devait me caractériser à l’époque, j’ai retenu de tout ça que mon travail dépassait le cadre d’un maîtrise - ce que j’ai immédiatement interprété comme valant plus, valant mieux qu’une maîtrise !

Mais aucun échange sur ce qui m’intéressait dans cette affaire, c’est-à-dire de montrer que ce texte de Platon n’est pas seulement une belle et poétique cerise sur le gâteau nommé République, ni seulement une espèce de synthèse d’emprunts aux traditions éléates, orphiques, pythagoriciennes, ... - ce à quoi on l’a trop facilement réduit, trop souvent rabaissé. Je soutenais que le mythe d’Er est un texte éminemment politique et il m’a semblé que mon interlocuteur ne l’a pas compris… Il faut dire que le “suivi” du maître n’avait pas eu lieu en cours d’année. Peut-être le mandarin mandarinait-il trop ?

 

Quelques années plus tard, dans un couloir de la fac de Pont de Bois, un enseignant rencontré lors de mon DEA lillois, "disciple" de Jean Bollack et Heinz Wismann, me signale qu’il voudrait que nous parlions de ce mémoire de maîtrise - que je lui avais donné à lire auparavant. Trop heureux qu’enfin quelqu’un s’intéresse à ce travail, un spécialiste de la philologie et de la philosophie grecque de surcroît, j’attendais avec impatience la proposition de rendez-vous. Peut-être allait-on enfin prendre au sérieux mon hypothèse… C’était il y a près de quarante ans. Le souhait de cet enseignant devenu “professeur” de philologie grecque un peu après est tombé à l’eau.

Décidément, pas d’chance ! 

Après Alain de Benoist qui écrivit dans un ouvrage publié en 1975  qu’une “lecture politique” du mythe d’Er ne pouvait qu’induire “à un sens pertinent” et que l’auteur promettait de s’efforcer “de faire cette lecture” afin de trouver, dans notre mythe, “les linéaments d’une problématique politique” et ne tint pas sa promesse (à ma connaissance du moins), c’était au tour d’un enseignant avec lequel j’avais travaillé en DEA à Lille de me faire une promesse qu’il ne tint pas. Autant l’oubli du représentant de la “Nouvelle droite” française (pour ne pas dire franchouillarde) des années 70 ne m’a jamais ému, autant celui du philologue me hante aujourd’hui encore, même s'il est bien tard.

 

Ce que je retiendrai de mon aventure de maîtrise, c’est - à relire le mémoire produit - cette folle énergie intellectuelle que l’étudiant y a mise. C’est pour honorer cette énergie-là que je décide de mettre ce travail en ligne, ayant la faiblesse de penser que quelqu’un qui s’intéresse à ce mythe d’Er, à ce court texte qui clôt La République de Platon, y trouvera de quoi réfléchir, de quoi avancer dans la compréhension de cette perle philosophique. L’énergie ne serait pas perdu pour tout le monde et ce mémoire sortirait ainsi des limbes de l’Université où trop de travaux intéressants restent hélas confinés.

C'est pour le même ordre de raison que je vais très prochaînement faire don à l'Université de Lille de mon fonds de littérature ancienne. Comme je disais récemment à mon ami et ancien collègue bibliothécaire, la retraite, progressivement, tourne certaines pages de la vie estudiantine et professionnelle. Il en est ainsi de ma bibliothèque de lettres anciennes (quelques centaines de volumes !)...

(épisode suivant)


 

 

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21 juillet 2019

L’itinéraire eschatologique d’Er le pamphylien dans la République de Platon (1)

À propos du mythe d'Er, 1

Paris4Quarante deux ans après en avoir terminé l'écriture et l'avoir "soutenu" devant un éminent professeur de la Sorbonne, je livre le mémoire de maîtrise de philosophie que j'avais consacré au mythe d'Er le Pamphylien qui se trouve à la fin de la République de Platon.
Quelle idée ! Pourquoi publier ainsi un travail d’étudiant qui aurait bien pu rester dans les limbes de l’Université, comme c’est la règle. J’ai même des amis qui ne savent plus ce qu’ils avaient traités comme sujet de maîtrise, qui ne savent plus le titre de leur mémoire d’il y a une quarantaine d’année. Pourtant la maîtrise donnait l’occasion de travailler à fond un sujet, histoire de montrer qu’on maîtrisait (précisément) les outils de la recherche ainsi que le patrimoine accumulé de la science.
mémoirePour ma part, cette année de maîtrise fut très importante, non seulement pour l’apprentissage de la philosophie mais peut-être surtout pour le travail que j’y ai fourni, hors contrôles liés aux “certificats”. Mon parcours était délibérément tourné vers la philosophie ancienne.
Ma rencontre avec Pierre Aubenque, m’a donné l’occasion de produire ce mémoire mais aussi une traduction des Catégories d’Aristote - dont le maître était un spécialiste. Pas rien que cette traduction qui m’a permis d’entrer dans les entrailles de la pensée aristotélicienne !
Autre rencontre qui aura son importance, celle d’Heinz Wismann dont j’ai suivi les cours d’”allemand philosophique” dès la deuxième année de mon DEUG. Nous y lisions, sous sa houlette savante, des textes de philosophes allemands (Kant, Hegel, Nietzsche et Freud). C’est peut-être avec Heinz Wismann que j’ai appris à porter mon attention aux textes, aux mots de la philosophie…
Deux ans après avoir obtenu ma maîtrise de Paris IV comme on disait à l’époque et service militaire accompli, débarquant dans le Nord-Pas de Calais, je hante les couloirs de l’Université de Lille3, pour tenter d’y poursuivre mes études en philosophie grecque. J’y croise aussitôt Heinz Wismann qui me conseille alors de prendre contact avec le Centre de Recherche Philologique de Lille, fondé par Jean Bollack quelques années plus tôt. L’année de DEA fut consacré à la doxographie d’Héraclite. C’est là que j’ai croisé Fabienne Blaise (en DEA comme moi), André Laks (assistant à l’époque, et qui avait soutenu sa maîtrise avec Pierre Aubenque six ans avant moi !) ...
Un projet de thèse sera déposé sur le symbolisme animal chez Platon, projet hélas abandonné quelques années après pour cause de paternité et de vie familial. Me restent quelques cartons emplis de fiches de travail préparatoire... L’idée de cette thèse était que, quand Platon évoque un animal, il n’est pas en train de “fleurir” une démonstration trop sérieuse, avec une image, un cliché etc., histoire de détendre l’atmosphère. L’animal n’est pas choisi comme ça par hasard, juste pour agrémenter un développement trop ardu ou pour le plaisir passager du lecteur. Chaque mot sémantiquement chargé a sa raison d’être philosophique, s’agissant d’un texte philosophique.

Dans mon travail sur le mythe d’Er, l’hypothèse méthodologique était la même : le mythe n’est pas là pour faire joli à la fin d’un ouvrage très sérieux sur le Justice, sur la Cité. La République étant un ouvrage de philosophie politique, le mythe d’Er devait, à mon sens, avoir une signification politique et apporter à la réflexion de l’ensemble de l’ouvrage. Lisant les commentaires existant sur ce texte, j’étais effaré du peu de cas qu’on faisait de ce qui y est écrit, et, en tous cas, de la quasi absence de commentaire politique.  En effectuant ma recherche dont le mémoire retrace le cheminement parfois tortueux, j’avais deux intentions. La première : ausculter le texte du mythe d’Er, prêter l’oreille à sa respiration, suivre le souffle qui discourt derrière et dans les mots qui le supportent. La deuxième : exhiber le caractère politique du mythe. Il s’est trouvé que ces deux intentions ont convergé ; il s’est avéré que le texte ausculté a bien une respiration politique. J’avais, me semblait-il, pratiquer cet “art de bien lire” que promeut Nietzsche dans L’Antéchrist ("Die große, die unvergleichliche Kunst, gut zu lesen", Der Antechrist, §59). Le titre complet du mémoire est L’itinéraire eschatologique d’Er le pamphylien dans la République de Platon.

L'adresse raccourcie est https://tinyurl.com/memoireER-html, le téléchargement du pdf est à https://tinyurl.com/memoireER-pdf.

(épisode suivant)


 

29 juin 2019

Er le pamphylien, vous connaissez ?

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