« Je voudrais vous parler
de sentiments. Car lors d'une élection présidentielle, et pour celle-ci bien
plus que pour toute autre, il s'agit aussi de sentiments. Il s'agit
d'étonnement d'abord, d'espoir, de confiance, de méfiance, de craintes, et de
courage aussi. Il s'agit surtout, je crois, d'un sentiment de genèse. Je n'ai jamais cru que la Genèse fut terminée.
Petite fille, je pensais même que, une fois grande personne, je serais
fermement conviée à y participer. Et comme, à l'époque, aucun adulte autour de
moi ne s'est cru autorisé à me détromper, je le pense toujours.
Certains hommes, certaines femmes, savent mieux que d'autres nous rappeler à
notre droit et à notre devoir de contribuer à cette genèse, à cette mise au
monde d'un meilleur monde. D'un meilleur pays, d'une meilleure ville, d'un
meilleur quartier, d'une meilleure rue, d'un meilleur immeuble. D'un meilleur
théâtre.
Mieux que d'autres, par leur détermination, leur ferveur, leur sincérité, leur
intelligence, leur audace, ils nous incitent à entamer ou à reprendre avec joie
un combat clair, juste, urgent, possible. Modeste pour les uns, gigantesque
pour les autres, mais possible.
Pour libérer cet élan, il
ne doit y avoir chez les prétendants aucune faconde, aucune forfanterie, aucune
vulgarité de comportement, aucun mépris de l'adversaire. Aucune enflure
pathologique de l'amour du moi. Aucune goinfrerie. Aucune clownerie de
bas étage, aucun double langage. Aucune mauvaise foi. Non, il doit y avoir une terreur sacrée. Oui.
Ils doivent être saisis d'une terreur sacrée devant le poids écrasant de la
responsabilité qu'ils ambitionnent de porter, devant
l'attente du peuple dont ils quémandent le suffrage avec tant d'insistance.
Oui, il faut qu'ils tremblent de la terreur de nous décevoir. Or, pour cela, il
leur faut de l'orgueil. Car, sans orgueil, pas de honte. Pas de vergogne.
Que de fois, ces jours-ci,
je me suis exclamée: «Oh! Il est vraiment
sans vergogne, celui-là.» Eh bien, moi, j'espère, je crois, je sais que Ségolène Royal a de la vergogne
et donc qu'elle est capable de grande honte si, une fois élue, elle ne
réussissait pas à nous entraîner tous et chacun, où que nous soyons, du plus
important des ministères jusqu'à la plus humble classe de la plus petite école
de France, dans cet herculéen travail qui nous attend et qui consistera à
recoudre, à retisser même par endroits, et à poursuivre la formidable
tapisserie qu'est la société française. Cet imparfait, cet inachevé mais si
précieux ouvrage que, par pure, ou plutôt par impure stratégie de conquête du
pouvoir, Nicolas Sarkozy et ses associés s'acharnent à déchirer.
Donc, contre la pauvreté,
contre le communautarisme, pour la laïcité, pour la rénovation de nos
institutions, contre l'échec scolaire, et donc pour la culture, pour
l'éducation et donc pour la culture, pour les universités, pour la recherche,
et donc pour la culture, pour la préservation de la seule planète vivante
connue jusqu'à ce jour, pour une gestion plus vertueuse, plus humaine, donc
plus efficace des entreprises, pour l'Europe, pour une solidarité vraie, qu'on
pourrait enfin nommer fraternité et qui ne s'arrêterait pas à une misérable
frontière mais s'étendrait bien au-delà de la mer, bref, pour une nouvelle
pratique de la politique, c'est un immense chantier que cette femme, eh oui,
cette femme, nous invite à mettre en œuvre. Et moi, je vote pour ce
chantier, donc je vote pour Ségolène Royal.
Son adversaire surexcité
veut nous vendre, nous fourguer un hypermarché, un vrai Shopping Paradise —très bien situé, remarquez, juste en face
de la caserne des CRS, elle-même mitoyenne du nouveau Casino des Jeux concédé à
ses amis lorsqu'il était ministre — tandis qu'un troisième…
celui-là, à part être président, j'ai du mal à comprendre ce qu'il veut pour
nous. Une hibernation tranquille, peut-être ? Pendant ce temps, celui que bien
imprudemment certains s'obstinent à classer quatrième alors qu'il y a cinq
ans… vous vous souvenez?
Ô ! Nos visages blêmes,
nos mains sur nos bouches tremblantes et nos yeux pleins de larmes. Ô ce jour-là nos visages… les avons-nous déjà
oubliés ? L'horreur de ce jour-là, l'avons-nous déjà oubliée? La
honte de ce jour-là? Voulez-vous les revoir, ces visages? Moi, non.
Voilà pourquoi, même si je
respecte leurs convictions, et en partage plus d'une, je ne veux pas que ceux
qui pratiquent l'opposition radicale, jusqu'à en prôner la professionnalisation
durable, nous entraînent dans leur noble impuissance.
Voilà pourquoi je pense
que nous, le soir, dans nos dîners, devons cesser nos tergiversations de précieux ridicules. C'est du luxe. Un
luxe insolent aujourd'hui. Beaucoup dans ce pays ne peuvent se le payer. Ils
souffrent. Ils sont mal-logés, ou pas logés. Ils mangent mal. Ils sont mal
soignés, ne connaissent pas leurs droits, donc n'ont droit à rien. Ni lunettes,
ni dents, ni vacances, ni outils de culture. Leurs enfants n'héritent que de
leur seule fragilité. Ils souffrent. Ils sont humiliés. Ils ne veulent pas, ils
ne peuvent pas, eux, passer un tour. Encore un tour. Jamais leur tour.
Alors, dépêchons-nous. Il
y a du monde qui attend. Allons-y, bon sang! Il n'y a plus une minute à perdre.
Cette femme, eh oui, cette femme porte nos couleurs, elle les porte
vaillamment, courageusement, noblement. Et quand je dis couleurs, je ne parle
pas des seules trois couleurs de notre drapeau. Je parle des couleurs de la
France, celle que j'aime, celle de la citoyenneté vigilante, de la compassion
pour les faibles, de la sévérité pour les puissants, de son amour intelligent
de la jeunesse, de son hospitalité respectueuse et exigeante… Je parle
des couleurs de l'Europe à qui nous manquons et qui nous manque. Voilà pourquoi
je vote pour les travaux d'Hercule, je vote pour Ségolène Royal, et je signe
son pacte. »
Ariane Mnouchkine
le 17 avril 2004