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BRICH59
2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [4]

        suite de...

Un essai d'exégèse bibliographique (d'auteur)

Établir la bibliographie de Philippe Carré n'est pas une mince affaire. Non par la minceur du sujet, certes ! C'est au contraire le foisonnement qui rend complexe, c'est-à-dire intéressant, le travail du documentaliste, qu'il s'agisse des lieux de publications, des thèmes investis ou des statuts de l'auteur.

Question statuts, l'auteur est (ou fut) formateur d'anglais,  chercheur et enseignant universitaire, ingénieur-consultant (interface), rédacteur en chef d'un périodique, responsable d'une rubrique dans une revue - et j'en oublie sûrement. Cette multiplicité des « profils » implique une stratégie éditoriale complexe. Question lieux de publications, en effet, on peut apprécier le coup de plume de Philippe Carré aussi bien dans des ouvrages répertoriés par le Cercle de la Librairie, que dans des études commanditées par les pouvoirs publics, ou dans des articles de revues spécialisées (pédagogie, formation continue, gestion ressources humaines, sciences de la vie...), voire dans des éditoriaux. On sent là une volonté de diffusion des résultats de la recherche, un parti-pris de toucher tous les lectorats proches de l'auteur, c'est-à-dire le plus possible d'acteurs de la formation continue - ce qui nous ramène à la question des statuts.

Mais il n'est pas que la stratégie éditoriale qui soit complexe. La stratégie d'écriture elle-même l'est tout autant, et pour le même ordre de raisons. Dans une récente publication [Il s'agit de la conclusion du  numéro 27 des Cahiers d'études du CUEEP, intitulée  « Note sur l'écriture praticienne » (p. 147-168).], je tentais une approche des relations entre action et écriture, dans le cadre d'une analyse des enjeux et des conditions de l'« écriture praticienne ». La prime distinction opérée permettait d'articuler entre écriture dans l'action et écriture sur l'action. Délibérément, Philippe Carré, qui se définit lui-même comme « un praticien engagé dans des activités de recherche », joue sur les deux tableaux. Il produit non seulement de l'écrit dans l'action, ne serait-ce lorsqu'il crée un outil pédagogique (anglais professionnel), mais encore de l'écrit sur l'action - et c'est à ce titre qu'il s'est fait une « réputation ». Les exemples d'écriture sur l'action ne manquent pas ; le lecteur n'aura qu'à parcourir la troisième partie de ce cahier.

Mieux, avec le texte de Philippe Carré, on voit apparaître un troisième type de relation entre écriture et action, je veux parler de l'écriture pour l'action. Combien de textes publiés par notre auteur, peut-être d'abord conçus comme écrits sur l'action, sont devenus des écrits pour l'action, incitant à de nouvelles logiques d'action, à de nouvelles rationalités pratiques ? Ce passage de l'écriture sur l'action à l'écriture pour l'action est sûrement rendu possible par le style d'écriture (et l'intention) de l'auteur. Mais il est peut-être surtout déterminé par la stratégie éditoriale mise en œuvre (détermination du lectorat) dans un premier temps et la lecture qu'en font les lecteurs dans un second temps. Style d'écriture, stratégie éditoriale et mode de lecture se combinent de façon complexe pour que s'opère le passage. [L'analyse de cette combinatoire peut être faite à propos du texte de Philippe Carré. L'une des principales hypothèses que l'on peut émettre sur la nature d'une telle combinatoire, c'est que ses variations sont, en dernière instance, déterminées par le statut de l'écrivant. Un autre texte mériterait ce type d'analyse : celui de Bertrand Schwartz, autre praticien écrivant dans, sur et pour l'action. De plus, ces deux auteurs entretiennent avec l'écriture des rapports a priori différents. Une analyse comparée en serait d'autant plus éclairante.].

L'autre trait caractéristique de l'écriture de Philippe Carré, c'est qu'elle est très souvent écriture sur l'écriture. Le texte de notre auteur est une mine de références bibliographiques, et il est rare qu'une contribution ne comporte une bibliographie [C'est pourquoi je ne préciserai jamais la mention « bibliographie ».]. Ici encore le statut de l'écrivant est éclairant : éditorialiste, animateur de rubrique, Philippe Carré semble « exégète » dans l'âme. Une part significative de son travail a consisté à importer, interpréter et classer des textes produits par d'autres que lui. Pour autant ce travail n'est pas « de seconde main ». L'importation, l'interprétation et la classification sont des chemins empruntés qui conduisent à la construction théorique et à l'éclairage de la pratique.

Cette bibliographie d'auteur, qui ne revendique pas l'exhaustivité (malgré ses 93 références), couvrent une période de 18 ans. Dix-huit années de recherche et d'écriture, au long desquelles l'auteur semble avoir développé les questions abordées lors du travail qui a donné lieu à ses premières publications : je veux parler de l'engagement des retraités dans la formation. Tout y était déjà, notamment le projet individuel (individualisation et investissement), l'autoformation, l'apprentissage linguistique (langues étrangères), la recherche nord-américaine. Après ce premier travail, l'auteur s'attacha au problème de l'engagement dans la formation, non plus des retraités, mais des salariés de plus de 40 ans ; puis ce fut l'engagement des salariés en général dans la formation, avec une réflexion sur la notion d'investissement (le fameux co-investissement) ; enfin, c'est l'autoformation, avec ses formes nord-américaines (l'apprentissage autodirigé), qu'explore l'auteur dans les derniers écrits présentés dans ce document.

L'ensemble de la production de Philippe Carré pourra être considéré comme un labyrinthe, certes, mais un labyrinthe vivant, qui respire et s'articule organiquement. Aussi, autant que possible, j'ai signalé les articulations entre les différents textes, avançant la notion de « pôle d'attraction documentaire », notamment. Chaque grand thème se voit attribuer un tel pôle autour duquel se situent les autres textes, qu'il s'agisse de textes satellites (résumé, présentation du « texte-pôle »), textes d'extension, textes de déplacement, textes d'élargissement ou textes de passage d'un pôle à l'autre. Quelques fils majeurs de ce vaste tissu « quadripolaire » [Voyez l'essai de synopsis proposé  en ouverture de la partie de ce cahier consacrée à Philippe Carré.] seront alors repérés. De ce texte en quatre dimensions, quelques thèmes conducteurs - au sens où l'énergie intellectuelle y circule - seront isolés comme pour en identifier l'innervation. Le lecteur pourra peut-être ainsi suivre les méandres d'une micro-histoire des idées en train de se construire tout au long de ces dix-huit années, et à ce jour non close.

à suivre
   


 

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2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [3]

[suite de ...]

Une bibliographie analytique d'auteur

Deux auteurs sont absents de cette bibliographie thématique Formations ouvertes multiressources. Je veux parler de Georges Lerbet et Philippe Carré. C'est qu'ils font l'objet d'une bibliographie spécifique, bibliographie non plus thématique, mais d'auteur (reprises dans les deuxième et troisième parties de ce cahier) [Le lecteur notera dès maintenant que l'ensemble de ce travail bibliographique s'arrête en juin 1994 (à l'exception de quelques « à paraître » qui, le cas échéant, ont été transformés au vu de la publication).]. Ces deux auteurs, qui intervenaient lors de l'Université d'été, ont en effet à leur actif une importante production - ce qui m'a semblé constituer une double raison suffisante pour leur accorder un « traitement de faveur ». Les autres me le pardonnent !   

L'une des thèses universitaires de Georges Lerbet traitait de la latéralité, non seulement parce que le sujet était passible d'un traitement scientifique dans le cadre d'un « engagement pédagogique » dont l'auteur était redevable à Monsieur Fraisse, mais aussi parce que la latéralité a toujours été, pour lui, "une  source de préoccupations" très personnelle : l'auteur est très  maladroit!

C'est du moins ce qu'il prétend, dans un article paru dans l'une  des revues de l'inrp, où il retrace, pour le lecteur d'aujourd'hui, son « itinéraire de lecture ». Ce chemin est parsemé de références à ses propres écrits, nombreux et variés, mais toujours axés sur une problématique en évolution. A le parcourir, il semble que la maladresse n'était pas d'écriture! [« Affronter la complexité  et la construction de l'autonomie en éducation », Perspectives documentaires en  éducation (n° 30, 1993, p. 7-36). Cet article a été abondamment utilisé pour la présentation des écrits de Georges Lerbet, qui m'a par ailleurs fourni des renseignements précieux ainsi que des copies de ses publications les plus récentes.]    

Pédagogiquement engagé, l'auteur le fut, comme il le dit lui-même, à l'orée de sa « carrière ». Il l'est encore aujourd'hui auprès d'étudiants à l'Université François Rabelais de Tours, notamment dans la direction de thèses de sciences de l'éducation. Cet engagement s'accompagne d'un travail méthodologique et heuristique sur la question de l'écriture de travaux universitaires par les étudiants. Cette activité d'encadrement de recherche est une composante importante de l'auteur : aussi, j'ai référencé quelques thèses conduites sous sa direction.

Construire la bibliographie analytique d'un auteur sur un ordre de développement chronologique (en l'occurrence, de 1965 à 1994) pourra sembler par trop linéaire et continu. Sans doute, cette construction tombe-t-elle sous le coup de la condamnation que Pierre Bourdieu instruit à l'encontre de l'histoire de vie. "L'histoire de  vie est [en effet] une de ces notions  du sens commun qui sont entrées en  contrebande dans l'univers savant". Et le fait que je me sois notablement appuyé sur un « itinéraire de lecture » donné par l'auteur lui-même ne semble qu'aggraver mon cas. J'entretiendrais ainsi l'« illusion biographique », « illusion rhétorique » qui prend sa force dans "une représentation  commune de l'existence, que toute une tradition littéraire n'a cessé et ne cesse de renforcer" [Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris : Éditions du Seuil, 1994, p. 81].

J'accepte l'anathème et le récuse en même temps. Je plaide coupable parce que je sais que l'œuvre de Georges Lerbet ne se réduit pas à l'indication bibliographique, cette œuvre-là ni aucune autre. C'est la bibliographie qui est en soi double réduction : réduction du texte en document, puis réduction de ce dernier en série de caractéristiques d'identification. Le travail bibliographique est émiettement de l'œuvre que, texte après texte, l'auteur a patiemment construite. Le documentaliste « déconstruit » l'œuvre (ce qui n'est pas la détruire), substituant à une cohérence d'auteur une atomisation d'informateur. Il est clair qu'il ne pourra jamais restituer l'œuvre, quelle que soit la technique d'ordonnancement utilisée. Le système-œuvre est à jamais perdu. Voulant donner à lire, le bibliographe doit désarticuler l'organisme-texte, l'empêcher de respirer, le réduire en miettes.

Mais je plaide non coupable parce que « le postulat du sens de l'existence » [Id., p. 82. Pierre Bourdieu écrit que l'enquêteur et l'enquêté (le  sujet et l'objet de la biographie) "ont en quelque sorte le même intérêt à accepter le postulat du sens de  l'existence racontée (et, implicitement,  de toute existence)".] d'un auteur en tant qu'auteur est indispensable au travail d'analyse bibliographique (la publication d'un écrit comme événement dans un projet global d'écriture, dans une vie de création). Peut-être faut-il voir dans cette récusation, la propension du documentaliste bibliographe à lutter contre l'émiettement factuel de l'information bibliographique, propension à se vouloir artisan de l'écriture, comme lecteur mais aussi comme scripteur, c'est-à-dire comme producteur de sens. Mais la récusation est inutile, et la propension vouée à l'insatisfaction ; du moins si l'on en reste à la bibliographie, même analytique. Le sens produit veut désigner, pointer le sens postulé de l'œuvre émiettée, incapable de seulement le reconstruire. Le sens produit par le bibliographe est la désignation, le pointage même d'un sens rendu inaccessible par atomisation [On notera la difficulté de se départir du postulat du « sens donné », alors qu'on peut tout aussi bien faire l'hypothèse du « sens construit », du sens comme produit d'une activité.].

à suivre


2 novembre 2004

Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [2]

[suite de ...]

Des références sans épaisseur

Grossièrement, on définira la bibliographie signalétique comme se contentant de « signaler » des documents, grâce à des éléments descriptifs formels. La bibliographie signalétique fournit des signalements de documents, c'est-à-dire des éléments de référence. De la bibliographie signalétique à la bibliographie analytique, il n'y a qu'un pas, celui de l'adjonction d'un résumé, d'une présentation de « contenu » à la notice signalétique.

A bien regarder, les bibliographies (signalétique et analytique) listent, assemblent des miettes d'information documentaire. L'assemblage s'opère sous une logique propre à la thématique concernée ou à l'action dont la logistique prévoyait le travail bibliographique en question (disjonction non nécessairement exclusive). L'éclatement en cinq thèmes dont je viens de parler en est un exemple.

Les miettes d'information, ce sont les références bibliographiques elles-mêmes (auteur, titre, etc.) publiées sous forme de «notices bibliographiques ». Je dis « miettes d'information », parce que chaque unité d'information bibliographique fait l'effet d'un atome (éventuellement en plusieurs exemplaires) dans l'océan des systèmes d'information documentaire. Cet océan n'est pas impraticable, loin de là. Sans parler d'Internet, les dispositifs d'information balisée sont riches et nombreux [Plusieurs banques de données documentaires, par exemple, sont utilisables par le commun des documentalistes. Dans le secteur de la formation continue et des sciences de l'éducation, je citerai forinter du Centre inffo, émile  de l'inrp et francis de l'inist (ce texte date d'avant l'expansion de l'internet documentaire : nous en étions au minitel...).]. Je dis « miettes », aussi, parce que ce qu'on glane ainsi n'est que bribes, bribes significatives, certes, mais bribes quand même. N'apparaissent de l'unité bibliographique que ses éléments descriptifs. La réalité de l'unité bibliographique n'est pas saisie, elle n'est que signalée [En fait, c'est la réalité documentaire de l'unité bibliographique qui est appréhendée, non sa réalité textuelle. Le document comme visage, voire comme masque, du texte...].

Mieux, si l'on observe le mot allemand que traduit « référence »  (Bezugnahme, littéralement « prise de lien »), on imagine aisément que la référence n'est qu'une sorte de garniture sans épaisseur qui ne vaut que par ce qu'elle couvre (beziehen). La référence a le même statut  de réalité que le pronom relatif (bezüglich  Fürwort) : lien, liaison, relation - entre l'unité bibliographique référencée et le lecteur de la référence. La réalité de la référence est de second ordre, elle est convocation (Berufung). Elle n'a d'épaisseur que « rapportée » au référencé ou à son propre lecteur ; son épaisseur est dans ce rapport même.

Référencer, pour le documentaliste bibliographe, c'est glisser un  court texte (une « notice ») entre un à-lire concret et un vouloir-lire supposé, discrètement, avec la transparence maximale, afin de ne pas entraver l'établissement de la liaison, la prise de lien. La référence est un entre-deux, épiphénomène pour le texte référencé et signal pour le lecteur potentiel. Une sorte de tympan scriptural avec d'un côté la conscience lectrice, de l'autre le monde du texte. J'emprunte l'image du tympan à Samuel Beckett (L'innommable) : 
"... c'est peut-être ça que je sens, qu'il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c'est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d'une part le dehors, de l'autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d'un côté ni de l'autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j'ai deux faces et pas d'épaisseur, c'est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre..."
.

Référencer, c'est rapprocher, c'est-à-dire inscrire dans une distance mais pour la débarrasser d'éventuels infranchissables. Le pont sépare les deux rives en même temps qu'il les unit. Les critères d'évaluation de la qualité intrinsèque d'une référence seront donc de deux ordres : conformité objective et lisibilité. Conformité objective : le pont doit conduire celui qui décide de le franchir au bon endroit de la berge d'en face ; la description doit être « fidèle », sans parasite, sans « bruit », c'est-à-dire efficace pour identifier, et donc permettre l'accès au référencé lui-même. Lisibilité : la référence comme texte donné à lire ; praticabilité même du pont pour permettre l'accès du lecteur potentiel.

à suivre


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