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BRICH59
27 novembre 2023

Les violences policières, condition des personnes exilées

Nous ne sommes là ni sur le registre des faits divers (aussi dramatiques soient-ils) - faits divers recouverts, ensevelis, enterrés sous les commentaires infinis plus ou moins spécieux voire carrément fallacieux - ni sur celui de la dénégation gouvernementale systématique. Ce sont des "faits" (sur cette notion de "fait", lire absolument le dernier ouvrage publié par Géraldine Muhlmann*) : les violences policières existent. Pas juste un fait ("la violence policière existe"), mais des faits délivrés sous forme de récits, de témoignages directs, de signalements documentés, autant de "données" compilées par le Collectif Accès au Droit, créé en début de cette année, "association qui milite pour l’accès au droit des personnes qui en sont exclues".

"Nul n'est censé ignorer la Loi" proclame un adage fameux sinon fumeux dans la mesure où il repose sur une fiction juridique. Peut-être faudrait-il préférer un autre adage : nul n'est censé ne pas avoir accès au Droit. Nombreuses sont les associations citoyennes qui approchent les "personnes exclues" pour donner corps à cet adage-là. Et, de fait, les personnes exilées sont trop souvent, dans notre beau pays des Droits de l'Homme, comme déchues de leur humanité, de ce qu'elles ont en commun avec moi, avec toi, avec vous, avec nous, avec nous tous...

Nul n'est censé ne pas avoir accès au Droit, donc. Un adage qui devient un impératif catégorique (comme aurait pu dire Kant) quand on constate que le Droit est bafoué par l'État lui-même, dont le chef, le président de la République, doit veiller au respect de la Constitution qui fonde l'État en Droit. Le chef de l'État assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics... Bref, la constitution affirme que le président de la République incarne l’autorité de l’État. Mais cette incarnation prend assez souvent le visage de ce qu'on appelle "les forces de l'ordre" - ces dernières étant composées de l'ensemble des agents chargés de faire régner l'"ordre public" et de "faire appliquer la loi". Une République bienveillante ne devrait donc pas supporter que des personnes, sur son territoire, n'aient pas accès au Droit, voire soient victimes d'un rejet hors de la sphère juridique. Une République cohérente ne devrait pas supporter que les forces de l'ordre pratiquent continûment des violations du Droit, à plus forte raison à l'encontre des personnes en situation de fragilité existentielle extrême.

C'est pourtant ce qu'on observe depuis de trop nombreuses années. Du haut de mes 69 ans, ma mémoire est intacte de l'indigne assaut de l'église Saint-Bernard de la Chapelle, dans le quartier de la Goutte-d'Or le 23 août 1996. Le tollé avait été général dans la population, à la mesure de la brutalité, de la sauvagerie des "forces de l'ordre" dirigées par un certain Jean-Louis Debré (qui présida ensuite la représentation nationale puis le Conseil Constitutionnel [!]) : portes de l'église brisées à la hache, etc. pour déloger quelque deux cents Africains sans papiers (hommes, femmes et enfants) hébergés là par la prêtrise humaine trop humaine de Saint-Bernard depuis quelques semaines (depuis la fin du mois de juin).

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Qui a oublié la brutalité des "forces de l'ordre" sur la place de la République en novembre 2020 ? "Il y a 3 ans, les violences quotidiennes que vivent les personnes exilées à Paris ont été mises au grand jour lors de l'évacuation brutale d'un campement de 500 tentes place de la République, entraînant des condamnations au plus haut niveau de l'État" (p.2). C'était le 23 novembre 2020 et, comme pour fêter ce triste anniversaire, le Collectif Accès au Droit publie, le 23 novembre 2023, un rapport d'enquête : La condition des personnes exilées à Paris. 8 années de violences policières et institutionnelles. 2015-2023. Le collectif "mène un travail d'observation des expulsions et des violences policières commises à l'encontre des personnes exilées à Paris et dans sa proche périphérie, avec la triste conviction que l'approche des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris va accélérer ces pratiques et ce nettoyage social de l'espace public" (p.2). Je te passe, attentif lecteur, le détail statistique de tous ces méfaits, tout est dans le rapport. Pour le Collectif, "ces violences constituent [...] la condition des personnes exilées à Paris. On ne peut les comprendre que dans leur dimension systémique, dans un continuum de violences institutionnelles qui entrave l'accès à leurs droits les plus fondamentaux. [...] Les condamnations des collectifs citoyens, des associations, de chercheur-ses ou encore d'institutions sont unanimes. Pourtant, la situation continue de se dégrader, et la seule réponse apportée est une logique sécuritaire et un tri des vulnérabilités, qui en définit des bonnes et des mauvaises, des légitimes et des illégitimes, dans le plus grand mépris des principes humanitaires et de l’inconditionnalité de l’aide. Pire encore, elle se double d’entraves et d'attaques qui visent le travail des habitant-es, des collectifs et des associations. Nous avons ainsi recensé de multiples témoignages de contrôles, d'amendes contre ces dernier-es, jusqu’au récent arrêté anti-distributions alimentaires (octobre 2023) que la justice a fini par suspendre" (p.4).

On touche là du doigt les manifestations du conflit entre fonction d'"ordre" et fonction de justice - antagonismes qui laissent penser que les "forces de l'ordre" adoptent une politique du harcèlement. Les juges des Tribunaux Administratifs, par exemple, ont beau casser les arrêtés préfectoraux, l'État dans sa définition policière émet comme par routine les mêmes interdictions. Ce faisant, les forces de l'ordre harcèlent non seulement les victimes des interdictions, mais aussi les tribunaux qui auraient bien d'autres chats à fouetter (les "forces de l'ordre" ne se plaignent-elles pas des lenteurs de "la justice" ?).

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À un autre niveau, les militants associatifs enregistrent les récits de personnes exilées faisant état d'un harcèlement policier très concret, très factuel (p.9, 14, 22, 30sq., 34, 38 et 44).

Qu'on soit à l'étage administratif ou au rez-de-trottoir, toujours ce penchant marqué pour le harcèlement, là en direction des magistrats, ici en direction des personnes exilées (qui, du coup, n'osent plus chercher à accéder à leurs droits) et de celles qui veulent les aider dans leur légitime quête du Droit. Le harcèlement peut-il constituer une politique de l'ordre ? Le harcèlement comme pratique d'intimidation des plus vulnérables, avec, en ligne de mire, l'arme de dissuasion que peut être l'OQTF. Harcèlement-dissuasion pour dissuader les vulnérables d'accéder à leurs droits, mais aussi pour décourager les associations citoyennes qui luttent pour l'accès inconditionnel au Droit...


* "À l’heure d’un tout-info bavard et abêtissant, il faut en revenir au fait, matière première du journalisme et de la pensée, plaide la philosophe Géraldine Muhlmann dans un livre stimulant", écrit Thomas Legrand (Libération du 23 novembre). Il s'agit de Pour les faits, édité par Les Belles Lettres (158p.- ISBN 978-2-251-45508-2 - 9,90€) sorti en octobre dernier.


 

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