Jeux Olympiques et Démocratie : de la justesse de l'information...
Fidèle lecteur du Monde diplomatique - tout simplement parce qu'il est une des rares publications tout public à nous ouvrir intelligemment (c'est-à-dire en posant les bonnes questions) sur le monde, je viens de lire l'article de José Saramago (« Que reste-t-il de la démocratie ? », livraison d'août 2004, p.20).
Juste une réaction, une petite réaction, quasi épidermique mais ancienne, réactivée par l'écrivain portugais...
En préambule, Monsieur Saramago cite ce bon viel Aristote au sujet du principe démocratique, et plus précisément du rapport entre le peuple pauvre et les riches du point de vue du pouvoir politique. Fort bien. Mais ce qu'on oublie - encore une fois et c'est peut-être cette répétition qui m'irrite -, c'est que, lorsqu'Aristote ou Platon ou Thucydide parlent de l'assemblée démocratique des citoyens, ils ne désignent pas l'ensemble des femmes et des hommes vivant dans la cité : ils en excluent les femmes (plus ou moins fantasmatiquement situées au rang animal) et surtout les esclaves (très concrètement considérés comme des objets). Et l'on sait que les citoyens ne représentaient qu'une toute petite partie de la population. C'est au sein de cette petite part démographique que la distinction aristotélicienne fonctionne... Voilà qui réduit fortement la portée du préambule de José Saramago. Mais là n'est sûrement pas le coeur de sa démonstration.
Eh puis, mettons cela sur le compte de l'approximation ! Tout le monde n'a pas étudié l'histoire et la philosophie grecque ancienne... Reste que quand on cite, quand on prend exemple, mieux vaut connaître la source et son environnement.
C'est comme ce titre à la Une de La Voix du Nord de ce vendredi 13 août 2004 : Les Jeux de retour sur l'Olympe, immédiatement suivi (le titre) de ce texte: « Acclamée dans toute la Grèce, la flamme olympique est arrivée hier soir sur l'Acropole ». Le problème, c'est que l'Olympe est une montagne qui n'est pas du tout à Athènes (oui oui : l'Acropole est à Athènes!). Allez dire, si vous l'osez, à Aristote, Platon ou Thucydide que l'Olympe est à Athènes et vous verrez, si vous le pouvez, leur tête déconfite qui se détourne d'un fou ou d'un innocent.
[merci à Michelin pour le petit extrait publié ci-dessus]
Tout cela mérite un petit détour historien.
Les Jeux Olympiques sont nés dans la nuit grecque des temps (on hésite sur la date, située entre le Xème et le VIIIème siècles avant-JC.) et le fait qu'ils soient précisément Olympiques, c'est-à-dire qu'ils aient lieu à Olympie, n'est pas neutre. Le lieu des JO disposait d'un statut d'inviolabiblité et les cités grecques perpétuellement en guerre les unes contre les autres s'y retrouvaient pour le sport, toute activité militaire cessante. Rappelons que les JO finirent par être une des manifestations clés du panhellenisme où les cités rêvaient d'un monde sans guerre entre grecs...
Confondre Olympie et Athènes revient ainsi à annuler cette histoire d'un rêve de paix "internationale", ou plutôt interhellénique. Ce serait dommage, non ?
D'ailleurs, les JO furent anéantis par la décision d'un empire, l'empire chrétien de Rome. En effet, c'est à la fin du IVème siècle que Théosode 1er, empereur romain chrétien, les interdit dans le même geste de pouvoir où la religion chrétienne fut institutée par le pouvoir terrestre comme religion unique. Les compétitions sportives furent interdites sur l'ensemble du bel empire romain en même temps qu'étaient massacrés les prêtres des religions antiques. Les JO étaient compris comme propagateur du paganisme, c'est-à-dire du non-chrétien. D'où ce détestable « Religious Act » ou « Believer Act » [je ne sais comment dire, je ne connais pas l'anglais] de 394 après JC...
Bref, dès qu'on commence à s'interroger à partir d'un étonnement sur l'approximation de l'information, on peut aller loin dans l'analyse. Car telle approximation n'est pas ce qu'elle est au hasard. On n'est pas obligé de confondre Olympie avec Athènes. Sauf à oublier l'antiquité et limiter notre horizon historique à l'histoire récente des JO qui, effectivement, redémarrèrent à Athènes en 1896.
C'est encore plus manifeste dans le cas de la sous-disant démocratie athénienne. Omettre toute une frange - la plus nombreuse - de la population d'une cité comme fait José Saramago mérite l'attention. Cette distorsion d'information a sûrement un sens. Non pas justifier un anathème qu'on jetterait sur notre écrivain portugais - là n'est vraiment pas le propos. Mais comprendre ce qui ne se dit pas ici (monde capitaliste de l'orée du XXIème siècle) qui laisse la peau dure à cette omission séculaire.
On pourrait y voir la volonté souterraine d'enraciner notre vision du monde dans de lointaines figures politiques dont nous ne connaissons plus que quelques échafaudages intellectuels - ce qui a la mérite d'interdire toute vérification dans les faits... Sauf que nous avons quelques données démographiques sur l'Athènes du V/IVèmes siècles avant notre ère - celle-là même qu'on exhibe quand on parle démocratie - qui concluent à l'idée que les citoyens, les égaux ne représentent qu'une minorité de la population réelle de la cité.
Mais alors, pourquoi trahir ainsi la réalité historique telle qu'elle est construite à ce jour, pourquoi travestir la vérité historienne ? Et que cache cette trahison, ce travestissement ?
Une idée horrible me vient en tête, qui expliquerait bien des choses et permettrait, dans le même mouvement, de sauver la démonstration de José Saramago en l'argumentant comme malgré lui : les femmes et les esclaves de la démocratie athénienne d'il y a vingt-cinq siècles, ce sont les femmes et les exploités de la démocratie capitalistique d'aujourd'hui. Écoutez comment le patron des patrons parle des gens, des travailleurs, des chômeurs, des femmes, etc. Pas besoin de lire le Monde diplomatique ou la presse dite de gauche pour s'en convaincre. Même le Figaro n'hésite plus à publier les paroles odieuses du patronat. Le pouvoir dans la démocratie n'est pas "au centre de la cité", là où chacun peut prendre la parole s'il a quelque chose à dire - comme le rêvait les grecs (cf. les fameuses pages d'Hérodote). On sait qu'il est entre les mains du pouvoir économique. On sait que l'économie - c'est-à-dire quelques familles très riches de père en fils - dirige le monde. On sait que la vie d'un salarié a moins de valeur que l'avis d'un boursicoteur. On sait tout cela. On ne s'en émeut même plus !
Tout comme Aristote pouvait dire et écrire, sans qu'apparamment personne ne proteste, qu'un esclave n'est pas un homme, mais une chose. Tout comme Platon pouvait dire et écrire, sans qu'apparamment personne ne proteste, qu'une femme a juste un peu plus de valeur qu'un animal.