Le fait et l'exception
Mon professeur de philosophie le disait souvent : un fait ne prouve rien ! Il disait aussi qu'il est stupide de penser que l'exception confirme la règle. Il était très fort en logique et en latin, mon prof de philo ! Mes condisciples ne me contrediront sûrement pas. C'était au lycée Bergson, Paris XIX°, il y a maintenant 37 ans, classe de Terminale A1. Monsieur Rodier - c'était son nom - écrivait de temps à autre dans le journal Combat, auquel participaient aussi - ou avaient participé - Jean Bloch-Michel, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, André Malraux, Emmanuel Mounier, Raymond Aron et tant d'autres... Au tournant des années 60/70, ce journal semblait constitué l'intelligence du temps, la mise en question des évidences trop faciles de l'immédiat après 68. Du coup je devins un fidèle lecteur de Combat - qui cessa de paraître en 1974. Philippe Tesson créa le Quotidien de Paris, comme pour poursuivre l'idée, mais ce n'était plus pareil. L'avenir m'indiqua que je n'avais pas eu tort...
Bref, Monsieur Rodier disait qu'un fait ne prouve rien. Il le disait et redisait dès qu'un élève opposait un fait à une idée, comme si un fait pouvait argumenter contre l'idée. Il y a bien deux mondes : celui de l'argumentation et celui des faits. Un peu plus tard, quand j'ai lu Éric Weil, j'ai superposé à cette dichotomie une autre dichotomie, celle qui distingue entre discussion (philosophique) et violence (politique)... Deux mondes aux fonctionnements différents, aux logiques divergentes. Deux mondes qui possèdent chacun une radicalité propre.
Et ce qui me fascine dans l'époque où nous sommes (je parle de la petite époque, à savoir de ces années dominées par le libéralisme berlusco-sarkozien), c'est que la ligne de partage entre ces deux mondes est insidieusement brouillée. Avez-vous remarqué comment les mots sont kidnappés, comment le sens des mots est dévoyé ? Lisez les Rêves de droite de Mona Cholet. Lisez "Le voleur de mots" de Michel Guillem (in Le Sarkophage, n°5). Lisez Le Monde diplomatique. Lisez... Nombreux sont ceux qui s'offusquent de ces pratiques utilisées pour piéger les cerveaux paresseux.
Relisez le discours de campagne de la droite : le marketing politique à l'œuvre ! Réussir à se faire élire par ceux-là mêmes dont on va briser la vie. Très fort ! Cette sorcellerie du langage est d'une efficacité redoutable : les mots y prennent le rôle des faits et les faits sont élevés au rang d'idées ! Du coup toutes les promesses sont apparemment formellement valides, tous les discours sont possibles : il suffit d'émouvoir l'auditoire et c'est dans la boîte, de dire aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre et ils sont conquis.
Seulement voilà ! L'effet boomerang ne tarde pas : les gens conquis attendent que les mots deviennent des faits : que les promesses soient tenues... Je n'insiste pas.
Sauf pour faire remarquer que cela va plus loin que le fameux théorème de Charles Pasqua (Les promesses n’engagent que ceux qui y croient). C'est une force no limit qui avance sans faiblir et sans qu'on puisse en prévoir les effets ni même en mesurer les dommages collatéraux.
-o0o-
Exceptio probat regulam disaient les juristes anciens. Mais, dans cette formule comme le plus souvent, le verbe probare ne signifie pas tant prouver que mettre à l'épreuve, éprouver. Du coup, ça devient clair : l'exception met la règle à l'épreuve, l'exception éprouve la règle. La règle manifestera sa vigueur, sa validité si elle oppose une résistance à l'exception. L'exception, quant à elle, ne restera ce qu'elle est, c'est-à-dire une exception, que si elle échappe à la règle, si elle ne la prouve pas... Bref, prétendre que l'exception confirme la règle n'a aucun sens. C'est même un authentique contre-sens. L'exception, pour rester exception, doit fatalement infirmer la règle.
Si on regarde le contexte de cette courte phrase latine, on trouve cette assertion juridique : Exceptio probat regulam in casibus non exceptis, ce qui signifie (probare prend alors un sens différent) que l'exception confirme que la règle fonctionne en dehors d'elle précisément, c'est-à-dire dans les cas courants.
Et ce qui me fascine dans l'époque où nous sommes (je parle de la grande époque, à savoir de ces décennies, que dis-je de ces siècles dominées par le conservatisme ploutocratique), c'est bien ce que l'on veut nous faire croire : que l'exception est possible et peut montrer le chemin à tous, devenant ainsi une règle. C'est l'histoire du prince et de la bergère. C'est l'histoire du mec trop courageux qui devient millionnaire à la sueur de son petit front. C'est l'histoire des lycéens de banlieue qui accèdent à des classes préparatoires aux grandes écoles. C'est l'histoire du chômeur qui se lève tôt et du patron qui l'embauche (parce qu'il s'est lever tôt ?). C'est l'histoire du fils de pauvre émigré hongrois débarqué à Paris sans un sous vaillant qui devient président de la République parce qu'il aurait plusieurs cerveaux (?)...
Je me souviens de ce que me racontait un formateur de sociologie à l'Action collective de Formation de Sallaumines des années 70 : la "rupture épistémologique" déclencheuse de curiosité, et donc du désir d'apprendre l'analyse sociale, c'était la lecture de l'ouvrage d'Alain Girard, Le choix du conjoint (INED, 1964) qui faisait tomber une à une toutes les illusions concernant l'amour, le mariage par amour et le prince charmant... Et bien, la science ne vit pas longtemps dans la conscience quotidienne. Elle doit sans relâche ressasser ce qu'elle a pu établir contre l'opinion "spontanée", contre l'apparence des faits, contre le maquillage des faits. Les histoires de fées envoûtent toujours et les gouvernants le savent bien qui en usent et en abusent, au mépris de la raison la plus ordinaire, au mépris de la morale la plus simple.