Socrate, es-tu là ?
L'autre jour, Hugues Lenoir évoquait la figure de Socrate,
celui qui n'avait rien écrit et pourtant grand producteur de savoir (ne
disait-il pas le premier des savoirs était de savoir qu'on ne sait pas
?)... C'était à propos de la VAE et du rapport à l'écrit. Et de fait, pour autant qu'on sache, Socrate était un homme de parole.Il y a quelque dix ans, j'avais osé une évocation du vieil athénien, fils de Phénarète,
accoucheuse de son état. C'était à propos de la figure du "tuteur
méthodologue", à l'occasion du deuxième colloque européen sur
l'autoformation que le GRAF et le CUEEP avait organisé ensemble, à Lille, les 6 et 7 novembre 1995. Ce texte constituait l'introduction à une bibliographie signalétique d’ouvrages et articles de langue française sur l’autoformation - travail bibliographique distribué en fascicule aux participants au colloque, puis publié en annexe aux actes dudit colloque (Cahier d'études du CUEEP, 32-33, mai 1996, p.263 sqq.), enfin repris par la suite et complété par Pierre Landry sur le site du GRAF.
Voici cette évocation :
Encore Socrate, l’ouvreur
Athènes,
il y a près de 2.400 ans.
Socrate et Ménon, un ami des sophistes,
discutent paisiblement sur une question à la mode : la vertu peut-elle
s’enseigner ? Mais, question préalable, qu’est-ce donc que la vertu ?
Voilà donc nos compères partis à la recherche d’une définition de la
vertu. Mais, nouvelle question préalable, c’est quoi, une définition ?
Socrate semble jouer avec les nerfs de l’ami des sophistes, tant et si
bien que ce dernier finit par craquer. Il lâche un sophisme bien
entendu que Socrate reformulera calmement, à peu près en ces termes :
impossible de chercher ni ce qu’on sait parce qu’on n’a pas besoin de
le chercher, ni ce qu’on ignore parce qu’on ne sait pas ce qu’il faut
chercher[1].
Comment savoir alors ce que l’on doit apprendre ? Socrate
a une réponse - en biais : on n’apprend pas, on se souvient seulement.
C’est la théorie - ou plutôt la « mythique » - de la réminiscence,
toile de fond de la maïeutique socratique et dans la perspective
actuelle de laquelle on installe souvent l’autoformation[2]. L’âme est
immortelle et vit plusieurs « vies », entre lesquelles elle peut, à
chaque fois, à chaque mort, contempler la vérité du monde. À chaque
entre-vies, elle voit tout, « il n’est rien qu’elle n’ait appris »[3].
Mais, juste avant chaque naissance, elle est conduite dans la plaine
d’Oubli[4] où, assoiffée, elle s’abreuve au fleuve Négligent[5] :
elle en oublie tout ce qu’elle a vu, tout ce qu’elle a appris[6]. Elle
semble cependant en garder quelque nébuleuse mémoire, puisqu’il
suffira que, non sans peine, Socrate exerce son art d’accoucheur, la
maïeutique, pour que le plus inculte des esclaves de Ménon formule la
règle de la duplication du carré. L’esclave la trouve (ou plutôt la
re-trouve, la re-connaît, re-naît avec elle) de lui-même, aidé d’un
Socrate « tuteur méthodologue »....
S’il est clair qu’on est loin de
pouvoir adhérer à la mythique platonicienne de l’immortalité de l’âme,
on ne peut assister au dialogue socratique sans être convaincu que la
démarche a bel et bien quelque chose à voir avec l’autoformation, ne
serait-ce que par opposition à l’hétéroformation à toute épreuve des
sophistes. En suivant Socrate et ses interlocuteurs, on peut voir
comment il n’existe pas de voie toute tracée vers le savoir, comment le
chemin de la connaissance se creuse en marchant. Le pédagogue est un
ouvreur d’itinéraire pour qui se laisse guider. À Athènes, il y a près
de 2.400 ans, le pédagogue était un serviteur qui accompagnait l’enfant
vers l’enseignant. L’image de l’accompagnement n’était finalement pas
si mauvaise. Le tuteur « mé- thodologue » n’est-il pas celui qui aide
chemin faisant[7] ?
Mais, à chaque fois, Socrate exerce
ses dons d’ouvreur dans une relation individuelle, personnelle, privée
avec son interlocuteur. Aujourd’hui, l’autoformation se comprend dans
un cadre institutionnel où l’individu en quête d’apprentissage devra
pouvoir disposer de guides plus ou moins balisés pour creuser son
propre chemin. Paradoxe, mais paradoxe qui se lèvera sans doute le jour
où la question de l’autodirection en formation trouvera des réponses en
termes de dispositifs ouverts, c’est-à-dire avec un spectre le plus
large possible d’usages par les apprenants.
Le défi n’est pas mince
: cadrer, mais sans le réduire a priori, le champ du possible ! C’est à
le relever qu’œuvrent les bâtisseurs de l’autoformation.
L’autoformation
est « en chantiers », affirme la livraison d’Éducation permanente qui
rend actes du premier colloque européen sur l’auto- formation (Nantes,
novembre 1994)[8]. Ce premier colloque, écrit Chantal Attané[9], a révélé
l’autoformation « dans tous ses états ». À l’occasion de la tenue du
deuxième colloque, le présent document veut, tout simplement, présenter
l'autoformation dans (presque) tous ses écrits - écrits de chercheurs,
écrits de praticiens.
[NOTES]
Cf. Platon, Ménon 80e2-5.
Cf., par exemple, Henri Desroche, « D'une écriture autobiographique à une procédure d'autoformation. Pour une approche "maïeutique" en éducation permanente », Éducation permanente, n° 72/73, 1984, p. 121-140 ; et, plus ré- cemment, Philippe Carré, « L’autoformation : état des lieux et perspectives », dans Les cahiers d’études du CUEEP, n° 28, février 1995, p.11.
Ménon 82c7.
La plaine Lèthè ; la vérité, c’est alèthéia, c’est-à-dire le non-oubli.
Le fleuve Amélès ; chez Platon, la néglicence (améléia) s’oppose au soin (épiméléia) qu’il faut apporter à l’âme (Cf. Phédon, 107c1) ; ce soin se déclinant en termes d’apprentissage et de connaissance, voire de sagesse...
Cf. Platon, République, livre x, 621a.
L’imagerie de l’itinéraire, du chemin, de la voie, etc. n’est pas sollicitée ici uniquement par référence au lexique contemporain des acteurs de la formation et de l’autoformation, mais bien parce qu’elle est utilisée par Platon pour développer sa mythique de l’âme (cf. par exemple le « mythe d’Er » dans République, livre X, à partir de 614b). En fait, la maïeutique socratique a son corrélat du côté de l’interlocuteur de l’« accoucheur » : la poréïeutique, ou art du voyage (poréïa). Cette poréïa est aussi bien, chez Platon, la « marche dialectique » (cf. République, livre VII, 532b5) que les pérégrinations des âmes dans leur entre-vies (cf. République, livre X, 619e5).
Éducation permanente, n° 122, paru en juin dernier.
Entreprises-formation, n° 81, janvier-février 1995, p. 19.
Je
sais, et Bernadette Courtois avait bien raison de me le faire remarquer, Socrate conduit son
interlocuteur où il veut bien le mener, le faisant passer par des
circonvolutions dialectiques inouïes, alors que le tuteur méthodologue
n'est pas censé conduire l'apprenant, juste lui faciliter la tâche
d'apprendre. Mais quand même, il y a de la pédagogie constructiviste
chez ce Socrate, tout comme chez le tuteur méthodologue - si j'en crois
mon ami Gilles Leclercq.
Quel homme ambigü, ce Socrate !
Au fait, qui c'était Socrate ?