Sens et références en documentation. Des pratiques bibliogaphiques à l'herméneutique documentaire [4]
Un essai d'exégèse bibliographique (d'auteur)
Établir la bibliographie de Philippe Carré n'est pas une mince affaire. Non par la minceur du sujet, certes ! C'est au contraire le foisonnement qui rend complexe, c'est-à-dire intéressant, le travail du documentaliste, qu'il s'agisse des lieux de publications, des thèmes investis ou des statuts de l'auteur.
Question statuts, l'auteur est (ou fut) formateur d'anglais, chercheur et enseignant universitaire, ingénieur-consultant (interface), rédacteur en chef d'un périodique, responsable d'une rubrique dans une revue - et j'en oublie sûrement. Cette multiplicité des « profils » implique une stratégie éditoriale complexe. Question lieux de publications, en effet, on peut apprécier le coup de plume de Philippe Carré aussi bien dans des ouvrages répertoriés par le Cercle de la Librairie, que dans des études commanditées par les pouvoirs publics, ou dans des articles de revues spécialisées (pédagogie, formation continue, gestion ressources humaines, sciences de la vie...), voire dans des éditoriaux. On sent là une volonté de diffusion des résultats de la recherche, un parti-pris de toucher tous les lectorats proches de l'auteur, c'est-à-dire le plus possible d'acteurs de la formation continue - ce qui nous ramène à la question des statuts.
Mais il n'est pas que la stratégie éditoriale qui soit complexe. La stratégie d'écriture elle-même l'est tout autant, et pour le même ordre de raisons. Dans une récente publication [Il s'agit de la conclusion du numéro 27 des Cahiers d'études du CUEEP, intitulée « Note sur l'écriture praticienne » (p. 147-168).], je tentais une approche des relations entre action et écriture, dans le cadre d'une analyse des enjeux et des conditions de l'« écriture praticienne ». La prime distinction opérée permettait d'articuler entre écriture dans l'action et écriture sur l'action. Délibérément, Philippe Carré, qui se définit lui-même comme « un praticien engagé dans des activités de recherche », joue sur les deux tableaux. Il produit non seulement de l'écrit dans l'action, ne serait-ce lorsqu'il crée un outil pédagogique (anglais professionnel), mais encore de l'écrit sur l'action - et c'est à ce titre qu'il s'est fait une « réputation ». Les exemples d'écriture sur l'action ne manquent pas ; le lecteur n'aura qu'à parcourir la troisième partie de ce cahier.
Mieux, avec le texte de Philippe Carré, on voit apparaître un troisième type de relation entre écriture et action, je veux parler de l'écriture pour l'action. Combien de textes publiés par notre auteur, peut-être d'abord conçus comme écrits sur l'action, sont devenus des écrits pour l'action, incitant à de nouvelles logiques d'action, à de nouvelles rationalités pratiques ? Ce passage de l'écriture sur l'action à l'écriture pour l'action est sûrement rendu possible par le style d'écriture (et l'intention) de l'auteur. Mais il est peut-être surtout déterminé par la stratégie éditoriale mise en œuvre (détermination du lectorat) dans un premier temps et la lecture qu'en font les lecteurs dans un second temps. Style d'écriture, stratégie éditoriale et mode de lecture se combinent de façon complexe pour que s'opère le passage. [L'analyse de cette combinatoire peut être faite à propos du texte de Philippe Carré. L'une des principales hypothèses que l'on peut émettre sur la nature d'une telle combinatoire, c'est que ses variations sont, en dernière instance, déterminées par le statut de l'écrivant. Un autre texte mériterait ce type d'analyse : celui de Bertrand Schwartz, autre praticien écrivant dans, sur et pour l'action. De plus, ces deux auteurs entretiennent avec l'écriture des rapports a priori différents. Une analyse comparée en serait d'autant plus éclairante.].
L'autre trait caractéristique de l'écriture de Philippe Carré, c'est qu'elle est très souvent écriture sur l'écriture. Le texte de notre auteur est une mine de références bibliographiques, et il est rare qu'une contribution ne comporte une bibliographie [C'est pourquoi je ne préciserai jamais la mention « bibliographie ».]. Ici encore le statut de l'écrivant est éclairant : éditorialiste, animateur de rubrique, Philippe Carré semble « exégète » dans l'âme. Une part significative de son travail a consisté à importer, interpréter et classer des textes produits par d'autres que lui. Pour autant ce travail n'est pas « de seconde main ». L'importation, l'interprétation et la classification sont des chemins empruntés qui conduisent à la construction théorique et à l'éclairage de la pratique.
Cette bibliographie d'auteur, qui ne revendique pas l'exhaustivité (malgré ses 93 références), couvrent une période de 18 ans. Dix-huit années de recherche et d'écriture, au long desquelles l'auteur semble avoir développé les questions abordées lors du travail qui a donné lieu à ses premières publications : je veux parler de l'engagement des retraités dans la formation. Tout y était déjà, notamment le projet individuel (individualisation et investissement), l'autoformation, l'apprentissage linguistique (langues étrangères), la recherche nord-américaine. Après ce premier travail, l'auteur s'attacha au problème de l'engagement dans la formation, non plus des retraités, mais des salariés de plus de 40 ans ; puis ce fut l'engagement des salariés en général dans la formation, avec une réflexion sur la notion d'investissement (le fameux co-investissement) ; enfin, c'est l'autoformation, avec ses formes nord-américaines (l'apprentissage autodirigé), qu'explore l'auteur dans les derniers écrits présentés dans ce document.
L'ensemble de la production de Philippe Carré pourra être considéré comme un labyrinthe, certes, mais un labyrinthe vivant, qui respire et s'articule organiquement. Aussi, autant que possible, j'ai signalé les articulations entre les différents textes, avançant la notion de « pôle d'attraction documentaire », notamment. Chaque grand thème se voit attribuer un tel pôle autour duquel se situent les autres textes, qu'il s'agisse de textes satellites (résumé, présentation du « texte-pôle »), textes d'extension, textes de déplacement, textes d'élargissement ou textes de passage d'un pôle à l'autre. Quelques fils majeurs de ce vaste tissu « quadripolaire » [Voyez l'essai de synopsis proposé en ouverture de la partie de ce cahier consacrée à Philippe Carré.] seront alors repérés. De ce texte en quatre dimensions, quelques thèmes conducteurs - au sens où l'énergie intellectuelle y circule - seront isolés comme pour en identifier l'innervation. Le lecteur pourra peut-être ainsi suivre les méandres d'une micro-histoire des idées en train de se construire tout au long de ces dix-huit années, et à ce jour non close.