Hier soir
je me suis invité au lancement du festival Wazemmes
l'Accordéon, où j'ai
retrouvé mon collègue en musique Bogdan
Nesterenko (photo), super accordéoniste qui vous fait
chavirer avec une fugue du baroque allemand, un concerto pour violon du
baroque italien aussi bien qu'avec une danse ukrainienne ! De retour
à la maison, j'ai regardé l'émission
de France3, Ce
soir ou jamais, où
débattaient quelques penseurs sur la question de
l'héritage 68 (La
fin de mai 68 ?) autour de
Frédéric Taddeï. Parmi les
débatteurs, beaucoup de gens intelligents et
cultivés, comme Edwy Plenel, Daniel
Linderberg, Philippe Corcuff, Jean Monod... Les
écouter échanger fut un réel plaisir
de l'esprit. Le problème, dans la partie
d'émission que j'ai regardée (j'attends que le
podcast soit disponible pour tout voir), ce fut l'intervention d'un
certain Thierry Wolton, que je ne connaissais pas et qui se
présentait comme "philosophe"...
Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre dans la bouche du soi-disant
philosophe ni plus ni moins qu'un plaidoyer pour Nicolas Sarkozy,
singeant la rhétorique qui a fait la victoire de ce dernier
aux dernières élections. Moi qui suis sensible
à la roublardise rhétorique en
général, à celle que
déploie la droite française depuis quelque temps
en particulier (notamment la figure rhétorique de l'envers
et la figure rhétorique du retournement),
j'ai été littéralement
interpelé par le discours de ce philosophe.
Il me semblait en effet que, pour schématiser, le philosophe
avait au minimum une double mission en ce bas monde :
la
première est de tenter de comprendre le fonctionnement du
monde précisément ; ainsi les
premières théories reconnues comme philosophiques
(dites présocratiques) ont-elles consisté en
des systèmes cosmologiques qui voulait exhiber le principe
du monde organisé (le "cosmos") : selon l'un
c'était l'eau qui était à l'origine du
cosmos, selon un autre c'était l'air, etc. - sachant que le
fonctionnement du monde n'est pas que physique mais aussi social (et
là Rousseau, Marx et d'autres ont construit des
systèmes qu'on appellera sociologiques, bien qu'ils ne
ressortent pas que de la sociologie mais de l'ensemble des "sciences
sociales") ;
la
seconde mission est de décrypter le langage des hommes, de
dénoncer et déjouer les pièges du
langage ; ainsi la première grande philosophie (Platon) se
construit-elle en contestation de la rhétorique,
qui, selon le philosophe athénien, ne s'intéresse
pas aux valeurs humaines par excellence que sont le vrai et le juste
mais seulement à l'efficacité de la conviction de
la foule ; la rhétorique qu'a connu et discuté
Platon correspond, à notre époque, à
ce qu'on appelle le marketing dans sa dimension communicationnelle - y
compris le marketing politique.
Dans
les années trente déjà, lors de la
montée du National-Socialisme hitlérien, un homme
avait expliqué - pour la dénoncer - la puissance
de la rhétorique dans son usage de marketing politique, ce
qui à l'époque s'appelait "propagande politique".
Il s'agit de Serge TCHAKHOTINE avec son ouvrage Le viol des foules par la
propagande politique où les
procédés hitlériens de communication
persuasive sont passés au
crible. Censuré par les autorités
françaises en 1939 (qui ne voulaient pas déplaire
au très cher Adolf), l'ouvrage est carrément
détruit par les Allemands en 1940... Gallimard en publiera
une nouvelle édition - augmentée - en 1952.
Jacques ELLUL en fera une intéressante recension pour
la Revue
française de science politique (1953, vol.3,
n°2, p.416-418) et Etienne ANTONELLI pour la Revue
économique (1954, vol.5, n°4,
p.649-652). Certes le fond scientifique sur lequel fonctionne
la
démonstration de Tchakhotine est daté (Pavlov,
etc.). Reste le trouble qu'on peut resentir à lire ses pages
et, dans le même temps, à entendre les hommes
politiques d'aujourd'hui... Voir à ce sujet le remarquable travail de décryptage de Jean-Luc
PORQUET, journaliste au Canard
Enchaîné... Bref, les
hommes politiques d'aujourd'hui nous assène des coups d'une
technicité d'une redoutable efficacité : c'est la
même technique qui permet à un fabriquant d'armes
de nous convaincre qu'en achetant une arme on œuvre pour la
paix, et qui va convaincre les Français de mettre en
situation de commandement suprême quelqu'un qui ne peut
que vouloir leur exploitation économique... La servitude volontaire
comme disait La Boétie, a ses
raisons que l'art de la propagande politique ne connaît que
trop bien !
Qu'on me comprenne bien : il ne s'agit pas pour moi de prétendre qu'un philosophe qui prône le nationalisme ou le libéralisme soit philosophiquement en faute. Ce que j'abhorre se situe au niveau de la procédure langagière et donc dans la relation entre le philosophe et celui qui l'écoute - c'est-à-dire dans le dialogue philosophique (encore Platon !) -, et non au niveau des valeurs morales et politiques positivement véhiculées par le discours. J'ai travaillé, quand j'étais étudiant philosophe à la Sorbonne, dans les années soixante-dix, avec des professeurs qui construisaient la philosophie politique à partir de la distinction « entre ce qui m'appartient / ce qui appartient à l'autre », à partir du sentiment et de la réalité de la propriété (je me souviens de Raymond Polin, philosophe "libéral"). Non, il s'agit bien pour moi de faire la distinction entre le dialogue philosophique et la communication mercatique : du point de vue formel, le marketing en général fonctionne sur un
principe d'efficacité qui mesure la qualité de son
fonctionnement à l'aune du nombre de couillons pris dans ses
filets et ce quel que soit la "valeur" ou l'"objet" mis en avant (éternel question de la technique a priori moralement neutre et de la qualité morale de l'usage qu'on en fait). On comprendra dès lors qu'un philosophe, un vrai, un honnête,
ne peut jouer ce jeu-là. Or c'est ce qu'a fait notre
philosophe d'hier soir, Thierry Wolton. Il n'a cessé de
redire les "arguments" du National-Libéralisme d'aujourd'hui, il n'a
cessé de vendre les qualités de "chef
d'entreprise" de son Dieu vivant... Il n'a
cessé de se comporter en bouffon qui se donne l'air d'un
philosophe, tel un Rosenberg ou un Krieck. Il était philosophiquement aussi crédible que Sarkozy était politiquement crédible en citant - c'est-à-dire s'appropriant (dans l'usage marketing) - Jaurès ! Quand je
vois l'étiquette "philosophe" si
malmenée, c'est plus
fort que moi et je ne peux que me révolter.
Qu'un "bourgeois" se laisse prendre dans les filets du langage de
propagande, tant pis ! Mais un philosophe, c'est un parjure d'une
extrême gravité ! Comme si un médecin
ne secourait pas spontanément et inconditionnellement le
mourant, malgré le serment
d'Hippocrate. Ce
philosophe-là me fait remémorer une anecdote de
mon adolescence : mon père me disait, quand
j'étais
collégien,
qu'il était ouvrier lui aussi parce qu'il travaillait de ses
mains (il était architecte) - au moment même
où le
maire du XIX° arrondissement de Paris me jurait qu'il n'y avait
pas
lutte des classes (j'étais allé le voir avec deux
autres
collégiens de ma classe pour les besoins d'un
exposé sur
les institutions républicaines - c'était à la fin des années soixante), et ce tout juste quelques
années avant que mon père, encore lui,
ne me "déconseille" de
lire La condition ouvrière
de Simone Weil, non parce que le livre était mauvais et
qu'il
avait pu lui-même en juger pour l'avoir lu, mais tout
simplement
à cause du titre - qui était forcément
séditieux puisque la lutte des classes n'existait pas (en
réalité, je pense qu'il avait peur que je
découvre
qu'il n'était pas ouvrier comme il me l'avait
affirmé...). Aujourd'hui, en écoutant notre philosophe national-libéral, me reviens en oreille le son des voix qui faisaient autorité dans mes années collège, aux environs de 1968...
J'ai bien sûr très vite lu Simone Weil, de La condition ouvrière
à La
pesanteur et la grâce !