En parlant de JS Bach...
... j'ai assisté la semaine dernière à Tourcoing à un concert dirigé par Jean-Claude Malgoire qui présentait un florilège Bach dont l'Art de la Fugue était l'un des fils conducteurs. Super moment...
Die Kunst der Fugue, œuvre entre les œuvres, musique entre les musiques, musique à voir autant qu'à entendre, musique abstraite autant que concrète mais dont la concrétisation (le jeu) est indépendante de l'abstraction (l'écriture). Cette œuvre peut se jouer avec quasiment n'importe quel dispositif, peu importe. Une petite requête d'enquête sur YouTube ou sur DailyMotion le montrera sans difficulté, de même qu'un petit tour au supermarché de la culture en boîte qu'est aujourd'hui la FNAC. Vous pouvez aussi aller chez votre disquaire préféré, s'il y en a encore un pas trop loin de chez vous ;-(. Chaque dispositif apportera sa contribution. L'orgue apportera la continuité sonore, l'orchestre de chambre apportera la danse, l'orchestre symphonique la masse sonore, le clavecin la décomposition éventuellement aigrelette, peu importe : la musique sera toujours là, abstraitement identique et concrètement différente.
On sait que la musique est un des lieux privilégiés de la dialectique entre le Même et l'Autre sous plusieurs aspects. En voilà un qui semble propre à JS Bach - du moins à son apogée avec lui -, entre l'écriture qui fige le Même et le jeu qui sera fatalement l'expression de l'Autre, du nécessairement Différent. Bref, musique abstraite, musique dont l'écriture suffit à assurer la cohérence, l'évidence ; musique à lire en quelque sorte. L'interprétation certes est toujours différente, ou plutôt le même texte musical connaîtra une multitude d'interprétations. Les six Sonates en trio par Walcha sont différentes de celles de Chapuis qui sont différentes de celle d'Isoir etc. L'altérité repose là sur l'individualité des interprètes, sur leur parti pris esthétique et technique. Dans le cas qui nous intéresse, l'altérité repose sur la pré-éminence de l'écriture qui relègue tout ce qui vient après dans le champ du nécessairement autre. Entre Walcha, Chapuis et Isoir, on pourra choisir selon le respect de l'oeuvre écrite c'est-à-dire le lien avec la source par exemple. Dans le cas qui nous intéresse, la question ne se pose même pas.
Dès l'époque du Départ précipité, adolescent puis jeune adulte, je lisais Bach ainsi, dans le texte en quelque sorte. "Texte" de l'Art de la fugue, texte des pièces pour orgue... Je m'émerveillais de cette écriture si "intelligente" que son exécution paraissait presque secondaire, relevait de l'aléatoire. Curieux retournement pour un musicien salarié qui fut obligé de "produire" très régulièrement pour la tenue des offices religieux, quitte à se reprendre, à s'autoplagier. À l'extrême fin de sa vie, il se paye le luxe d'une musique que l'idée suffit à faire exister, une musique dont l'exécution à la limite n'apporte rien si ce n'est l'instrument lui-même, une musique qui pré-existe comme musique à son exécution.
Quand on lit l'Art de la Fugue, on voit se déployer sous nos yeux un autre aspect de la dialectique du Même et de l'Autre. Un thème simple ("sujet") va être répété ("réponse") soit à l'identique, soit à un autre degré (en général à la dominante), mais structurellement toujours le même. C'est ce qui s'expose en premier et à partir de quoi la suite devient pensable et possible.
Le contrepoint va superposer un contre-thème à ce thème : "sujet" et "contre-sujet" vont s'exposer simultanément. Puis, deuxième cran de l'altérité, le sujet va pouvoir connaître des variations : le même sera traité "autrement", par modification rythmique, par inversion du thème, etc.
Et ça engage plus d'une heure de musique à partir d'un seul thème initial de quelque 12 notes sur seulement 2 mesures...
J'ai rédigé ce billet parce que je viens de découvrir une vidéo sur YouTube où l'on entend l'Art de la fugue joué à l'orchestre de chambre pendant que se déroule la partition bien lisible. Magnifique initiative !