Situations de la veille et de l’intelligence économique
- Intelligence économique et Knowledge Management / Alphonse Carlier. – Paris : AFNOR éditions, 2012. – 310 p. – ISBN 978-2-12-465367-6
- Intelligence économique et management stratégique : le cas des pratiques d’intelligence économique des PME / Norbert Lebrument. – Paris : L’Harmattan, 2012. – 456 p. (Intelligence économique). – ISBN 978-2-296-56935-5
- Intelligence économique et problèmes décisionnels / sous la dir. d‘Amos David. – Paris : Hermès Science Publications : Lavoisier, 2010. – 370 p. – (Traité des sciences et techniques de l’information. Série Environnements et services numériques d’information, ISSN 2104-709X). – ISBN 2-7462-2503-9
- Outils et efficacité d'un système de veille. Guide / réalisé par Archimag. - Paris : Serda édition-IDP, sd. - 92 p. - (Archimag Guide pratique, ISSN 0769-0975 ; 47)
Cette contribution est à paraître, avec de très légères retouches, dans Documentaliste - Sciences de l'Information, 2013, vol.50, n°2, p.76 sq. Déjà publiée en ligne sur le site de l'ADBS.
Comme dit Michel Remize en ouvrant le Guide pratique n°47 d’Archimag (Outils et efficacité d’un système de veille), le paysage de la veille s’est « affirmé » en France. De fait, on ne peut que constater l’affluence de publications sur le sujet mais surtout nous sommes tous témoins plus ou moins impuissants d’une montée des préoccupations des professionnels de l’information et de la documentation à l’endroit de « la veille ». Que de discussions entre documentalistes sur ces nouveaux outils qui incitent à des pratiques censément nouvelles ! Que de confusion également, que d’amalgames et de mécompréhension autour de ce terme, objet de tous les fantasmes !
Mais, à bien regarder, la veille semble se contenter de revisiter la pratique documentaire. Elle la finalise d’une certaine façon, dans une autre compréhension du temps, tout en mobilisant l’ensemble des compétences constitutives du savoir-faire documentaliste. Bien sûr, la fameuse « chaîne documentaire » s’est vue bousculée, peut-être surtout par l’apparition du web dans le paysage et par son impact sur la boîte à outils. Mais tout est là et Paul Otlet ou Suzanne Briet s’y retrouveraient à coup sûr ! Reste à montrer comment et pourquoi à tous ces professionnels inquiets devant ce qui leur apparaît comme un nouvel enjeu, comme un nouveau défi. Reste à leur montrer comment et pourquoi ils peuvent fonder leur compréhension de la veille sur les fondamentaux de la documentation.
Une des façons de provoquer puis entretenir des fantasmes à propos de la veille peut consister à la placer dans une situation ambiguë par rapport à l’intelligence économique (IE), autre objet de fantasmes des professionnels de l’information et de la documentation. Je parle ici des professionnels ordinaires, « normaux » en quelque sorte, majoritaires en tous cas. Certes l’IE intègre la veille dans sa panoplie de pratiques – si ce n’est dans sa boîte à outils –, mais les deux se distinguent, quand bien même celle-là « emboîte » celle-ci. L’IE est clairement du côté de la compréhension stratégique de l’entreprise – de l’entreprise dans son rapport à son environnement prochain et lointain, sur un mode à la fois défensif et offensif voire agressif – et de l’action qui en découle. La veille, quant à elle, reste (trop souvent ?) dans le réduit du « back office » de l’entreprise – officine interne ou prestataire – qui œuvre pour que les décideurs et les gestionnaires disposent de ces « informations documentées » qu’évoque Paul Otlet au chapitre des « buts de la Documentation organisée »…
Bref, il est clair que la mise en place d’un « système » de veille nécessite un travail préalable d’explicitation de la stratégie et d’identification par cette stratégie des facteurs-clés de succès et donc des priorités tactiques de l’organisation. C’est à partir de ces éléments que le tableau de veille pourra se construire. En d’autres termes, la posture de veille intègre dans son système la stratégie que l’IE a contribué à construire : elle y inscrit en quelque sorte sa finalité. Dans l’autre sens, l’IE est impensable sans la fonction veille. Mais, si elles ne vont pas vraiment l’une sans l’autre, elles ne se confondent pas pour autant. Qui dit IE dit notamment veille ; l’inverse est loin d’être nécessairement vrai. Je parle ici de la réalité de la vie professionnelle. Reste que l’une des forces du documentaliste est sa capacité à exercer ses compétences sous les deux postures[1] : au sein d’une équipe plus large dans la posture IE – où il fournit des éléments informationnels à côté d’éléments d’un autre ordre comme la sécurité, l’analyse économique, le lobbysme ou l’activisme commercial –, mais éventuellement seul et suffisant dans la posture veille – où il fournit le relevé de ses investigations à la direction stratégique.
Le guide pratique d’Archimag Outils et efficacité d'un système de veille consacre spécifiquement près de quatre-vingt-dix pour cent de ses pages à la veille. Cela va du constat que dresse Christophe Deschamps de la mouvance extrême dans laquelle les documentalistes veilleurs doivent construire leur méthode et déployer leur pratique[2] jusqu’aux retours d’expériences de veille au sein de moyennes et grandes entreprises, en passant par les conseils méthodologiques et les inévitables « solutions » de veille, auxquelles près d’un tiers des pages du guide est consacré. Concernant les conseils méthodologiques, on notera que c’est bien l’ensemble des questions qui est passé en revue, de l’analyse des besoins à la cartographie des informations, et de la méthodologie générale à la pratique des réseaux humains. Dans les huit articles consacrés à l’IE, on reconnaitra quelques grandes signatures de la veille (Christian Harbulot et Nicolas Moinet pour ne citer qu’eux) et quelques institutions pilotes (CCI, CIPE, Académie de l’IE, ACRIE Réseau, APIEC, SYNFIE). Ce petit tour d’horizon permettra de situer les principaux acteurs de l’IE en France. Christian Harbulot se plaint que cette dernière se refuse à penser conflit et que le rôle de l’influence n’y est pas suffisamment pris en compte[3]. Nicolas Moinet[4] se plaint, quant à lui, que les emplois en IE tardent à se mettre en place quand bien même les besoins sont flagrants.
L'ouvrage d'Alphonse Carlier est construit sur la dualité de son titre (Intelligence économique et Knowledge Management). La première partie s'intéresse donc à l'IE et comprend dix chapitres dont huit portent la veille en titre[5]. Ces huit chapitres offrent au lecteur une excellente introduction à la veille, sous différents aspects (normatif, technique, ingénierial). Mais, de fait, l'auteur emploie souvent quasi indistinctement les deux appellations d'IE et de veille, comme si elles étaient équivalentes. On a le sentiment, à cette lecture, que l'IE et la veille sont effectivement la même réalité mais travaillée par deux approches distinctes : le management de l'organisation parle d'IE – approche par la gouvernance –, alors que la veille est technique – approche par l'outillage. Relié fortement à la problématique du management des connaissances (KM) – qui fait l'objet de la seconde partie de l'ouvrage –, ce parti pris est à la fois cohérent et dérangeant : cohérent parce que l'auteur est bien dans une problématique globalement managériale bien qu'en appui sur l'équipement technique[6] mais dérangeant parce que la confusion entre veille et IE plane sournoisement. En fait l’auteur opte pour une approche globalisante où veille, IE et KM concourent à la réussite de la stratégie de développement de l'organisation. On commence par la technique (la veille) puis on finit par la gouvernance avec le KM - qui finalise en quelque sorte l'ensemble du montage.
C’est aussi sous la perspective de la gouvernance que Norbert Lebrument (Intelligence économique et management stratégique : le cas des pratiques d’intelligence économique des PME) place l’IE : celle-ci est d’emblée comprise comme une « démarche managériale à part entière ». L’ouvrage est issu de la thèse soutenue par l’auteur en 2008, intitulée La polyvalence stratégique des pratiques d’intelligence économique : une approche par les ressources appliquée aux PME[7]. C’est en effet en appui sur la théorie du management par les ressources que l’auteur interroge l’IE et exhibe sa « complémentarité stratégique » avec le KM. La première partie de l’ouvrage propose au lecteur un état de la question, la seconde expose la méthodologie de recherche (et le positionnement épistémologique), la dernière propose une grande étude de cas. D’un bout à l’autre, le modèle de la « polyvalence stratégique des pratiques d’intelligence économique » est passé au crible.
Dans l’ouvrage dirigé par Amos David (Intelligence économique et problèmes décisionnels), on parle de « synergie » entre KM et IE (contribution de Bolande Oladejo et Adenike Osofisan) et l’on prend globalement l’IE du point de vue de la gouvernance (toute la seconde partie). Mais avec cet ouvrage, on change résolument de cap. On entre dans la recherche fondamentale et appliquée, œuvre d’un groupe d'experts soutenu par le CNRS, au sein duquel on trouve quelques grandes signatures de la veille stratégique et de l’intelligence économique. Les travaux présentés sont issus de recherches portant sur l'intelligence économique mais précisément dans la résolution de problèmes décisionnels. On y parle modèle, méthode et outil pour l'intelligence économique, considérée comme une « perspective » dans plusieurs types de configuration (laboratoire de recherche, unité de travail, entreprise, pôle de compétitivité, territoire[8]). La spécificité de cet ouvrage, dans le cadre de cette note, est sûrement d’introduire dans l’analyse des processus de veille et d’IE la dimension sémantique (chapitres 8 et 9 notamment).
Il y a vingt ans, j’organisais pour l’ADBS Nord un stage sur la veille appliquée au secteur éducation. Nous disposions à l’époque de relativement peu de littérature et Internet n’était pas encore sur tous les bureaux. La valeur phare que nous diffusions était alors celle du partage et de la collaboration au sein de réseaux institutionnels et humains, celle de l’ouverture la plus large en input aussi bien qu’en output. On partait de la position du documentaliste dans son organisation et l’on raisonnait selon une logique d'acteurs dans et hors l’organisation : ouverture au sein de l’entreprise pour une meilleure circulation de l’information entre collègues et échange entre organisations envisagées comme autant de ressources informationnelles. Il est clair que nous n’étions pas du tout dans un climat de guerre. Nous ne nous sentions pas concernés par l’ouvrage de Christian Harbulot, La machine de guerre économique, paru un an plus tôt et où apparaissait pour la première fois l’expression « intelligence économique » – qui voulait traduire la competitive intelligence des Anglo-Saxons et était accompagnée de son acolyte obligé, l’influence. Organisant et co-animant le stage de 1993, je n’étais pas dans cette dynamique de la concurrence. Vingt ans après, après avoir lu nombre d’ouvrages sur la veille et l’IE parus depuis, le veilleur que je suis finit par se dire que la distinction fondamentale entre la veille et l’intelligence économique est peut-être tout simplement là, dans ce hiatus de 1993. La veille n’est pas en soi une arme de guerre. Elle est juste une posture de recherche, de recueil, de traitement et de diffusion de l’information capable d’aider à l’élaboration d’une intelligence collective. L’IE, elle, est une posture guerrière qui oblige dans le même mouvement à maximiser et valoriser l’input informationnel (ouverture à l’environnement, capacité à chercher/trouver l’information dite stratégique, etc.) et à verrouiller l’output (fermeture sécuritaire notamment), double mouvement paradoxal dont l’objectif est d’accroître l’influence de l’organisation sur un secteur donné. Et quand la veille est comprise comme arme de guerre, c’est que l’IE s’en est emparé.
[1] Ce potentiel documentaliste est construit sur la fameuse « double compétence » – dont on ne parlera jamais assez.
[2] Article reproduit par son auteur sur son site Outils froids : http://www.outilsfroids.net/news/la-veille-dans-un-environnement-numerique-mouvant.
[3] Le Manuel d’intelligence économique dont il a dirigé l’édition (PUF, 2012) s’ouvre sur la mondialisation et sa série de « guerres » pour se refermer par une dernière partie consacrée à l’influence.
[4] Pour cet auteur, voir la note de lecture de Loïc Lebigre parue dans une précédente livraison de DocSI (vol.49, n°3).
[5] Les deux premiers chapitres de cette première partie (« management des connaissances », « intégration de la veille et du KM dans un système d’information ») peuvent être compris comme un développement, une excroissance de l’introduction, cet ensemble voulant présenter les démarches IE et KM.
[6] « Intégration de la veille et du KM dans un système d'information », dit le chapitre deux et passim.
[7] Notice SUDOC : http://www.sudoc.fr/136083412.
[8] Cette dimension est traitée par Philippe Clerc dans le Guide d’Archimag. L’auteur a mis sa contribution en ligne.