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BRICH59
26 février 2007

Aristote reviens vite ! Ils te font dire n'importe quoi !

Lu ce dernier week-end un article dans Le Monde sur le rapport au 20070225_unetravail, un entretien avec Edmund Phelps, professeur à l'université Columbia (New York) et Prix Nobel 2006 d'économie, entretien où le vaillant économiste plaide pour la revalorisation du travail. Le quotidien - daté des 25-26 février 2007 - promeut l'entretien en bas de Une avec un titre enchanteur comme dirait Madame Parisot : "Le bonheur par le travail"...

Edmund Phelps [rappelle que le travail est] "l'activité humaine principale, source de stimulation mentale pour les individus et essentielle à l'intégration sociale". Le besoin de se réaliser dans le travail est la pierre angulaire de la "bonne vie" d'Aristote, dit-il. Mais cette stimulation n'est possible que dans les économies dynamiques. C'est l'innovation qui multiplie les postes où comptent l'engagement du salarié dans son travail et ses capacités à résoudre les problèmes. L'Europe, ajoute le Prix Nobel, souffre d'institutions qui défavorisent l'innovation au lieu de la favoriser. Son corporatisme protège les industriels, les banques comme les salariés installés. En un mot, les Européens, à l'origine de la connaissance et des découvertes, manquent aujourd'hui d'esprit d'entreprise.

Ce condensé en Une est très bien écrit, en tant que condensé. Tous les mots-clés y sont : travail, revalorisation du travail, activité humaine, stimulation mentale, bonne vie, dynamisme économique, engagement individuel, innovation, etc. La "direction" du discours de l'économiste y est sensible, palpable : on passe, comme par magie, de l'autorité aristotélicienne promouvant quête de la "bonne vie" à la promotion actuelle de l'esprit d'entreprise.

Quand on passe en page 15, comme y invite la Une, on peut en effet voir à l'œuvre quelques fonctionnements rhétoriques du discours de l'économiste.
phelpsOn voit, par exemple, comment on passe insensiblement (c'est-à-dire sans argument sérieux qui marque les étapes d'un raisonnement) de l'idée de travail récompensé à celle de "carrière", comme si la seule façon d'honorer le travail accompli était de permettre la construction d'une carrière individuelle. Ce passage subreptice me choque, moi qui ai toujours considéré que ceux qui attachent de l'importance, de la priorité à leur carrière - et que je surnomme des "Rastignac" - ne peuvent le faire efficacement qu'à la condition d'être aussi des tueurs, tueurs des autres, tueurs des concurrents...
15On voit, autre exemple, comment on passe subrepticement encore une fois d'Aristote à Rawls, comme si le premier, grec d'il y a vingt-cinq siècles et demi, donnait toute légitimité au second, nord- américain de vingt-cinq siècles et demi après ! Etc.
Mais je te laisse regarder par toi-même, méticuleux lecteur ! C'est à chaque alinéa que tu peux exercer ta conscience intellectuelle, ta morale de l'intelligence sans trop de difficulté !

Je ne ferai vraiment, quant à moi, qu'une remarque à la lecture de cette page, je n'oserai qu'une seule minuscule objection à l'adresse de notre économiste nobélisé. Utiliser Aristote pour la puissance de son raisonnement et pour le témoignage qu'il livre de la pensée ancienne me semble tout à fait judicieux. Mais alors, appeler à la rescousse sa conception de l'homme et du travail me semble excessivement déplacé !
Explication. Aristote avait du vivant une conception très hiérarchisée, où l'esclave était ravalé au rang des objets. Et si Aristote pense que l'homme libre - c'est-à-dire l'homme vraiment homme - n'a pas à travailler de ses mains (travailler au sens de tirer profit matériel de quelque activité), ce n'est pas parce que l'esclave serait là pour le faire. C'est au contraire parce que le travail est sans intérêt pour la réalisation de soi de l'homme libre, de l'homme vraiment homme, qu'il est confié à l'esclave, c'est-à-dire à l'homme instrumentalisé par l'homme libre vraiment homme... Si donc la "bonne vie" consiste bien pour Aristote en une réalisation de soi de l'homme, il faut ajouter que la forme supérieure de cette "bonne vie" est toujours selon Aristote la vie « théorétique », celle où s’exerce l’intelligence pour pratiquer un certain savoir, et sûrement pas une réalisation de soi par le travail délaissé à l'esclave parce qu'il n'a aucun intérêt en termes de réalisation de soi...

Bref, de deux raisons l'une. Ou notre économiste n'a pas lu Aristote dans le texte, ou pas jusqu'au bout. Ou il tente un tour de passe-passe en nous faisant croire que ce qu'il dit est légitimé par Aristote - qui, en l'occurrence, dit exactement le contraire, non seulement de ce qu'il dit, mais surtout de ce qu'il veut dire !

Aristoteles_LouvreDamned, Aristote serait antilibéral !?!
Je trouve qu'Aristote sourit bizarrement dans son marbre ! Comme si, sans trop oser le montrer ostensiblement, il se moquait de ces autorités de ce début XXI° qui, pour faire passer la pilule du libéralisme et de la déréglementation du droit, l'utilisent abusivement comme argument d'autorité et au mépris de toute logique et de tout respect du texte écrit (le sien) !
Monsieur Phelps, lui, rit franchement du bon tour qu'il vient de jouer ?


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