Développement ou compétitivité ?
Le Journal officiel
(n°239 du 13 octobre 2005) a publié un décret qui transforme le Comité
inter- ministériel d'aménagement et de développement du territoire -
CIADT - en Comité interministériel d'aménagement et de compétitivité
des terri- toires - CIACT.
Ce décret du ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du Territoire
stipule que "ce comité se prononce sur les objectifs de la politique
nationale d'attractivité, de compétitivité et de cohésion des
territoires".
Une réunion du nouveau CIACT s'est tenue hier en fin de matinée à
l'Hôtel Matignon. Le Moniteur, par exemple, en rendait compte dès hier dans une dépêche.
Par ailleurs, comme l'avait indiqué Dominique de Villepin dès le 27
juillet, la DATAR devrait également changer de nom et un décret en
faire état prochainement. La DATAR (Délégation à l'aménagement du
territoire et à l'action régio- nale), organe technique au cœur de la
politique d'aménagement, deviendra la DIACT (Délégation
interministérielle à l'aménagement et à la compétitivité des
territoires).
Grâce à ces changements d'appellation, qui nous font passer du développement à la compétitivité, le gouvernement veut laisser
entendre qu'il compte renforcer ses capacités d'anticipation et,
paraît-il, mettre "solidarité et compétitivité au cœur de la politique industrielle".
Côté compétitivité, on est assez bien renseigné. Tiens ! Prenons le Forum économique mondial, qui a publié le 28 septembre dernier à Genève son Rapport annuel sur la compétitivité mondiale. Tout est sur la page du World Economic Forum, dit WEForum. Allez-y voir !
Dans le "Country Rankings 2005-2006",
on lit que notre chère patrie est moins compétitive que l'an dernier
et n'est que 30ème, reculant de trois places, au rang des pays
compétiteurs... Bref, on compte les points : il y a les gagnants, il y a
les perdants. Ceux qui stagnent, restant à la même place dans le "Ranking", sont a priori perdant,
paraît-il... En fait, les gagnants ont fait perdre les perdants, et les
stagnants attendent leur tour pour être perdus, c'est-à-dire perdants
la prochaine fois qu'on fera le décompte...
Côté solidarité, on est aussi assez bien renseigné. Les ouvriers de Gdansk, l'abbé Pierre, Coluche, mon voisin Totoro, etc. Et puis les dictionnaires sont relativement unanimes sur le sujet. Voici ce que donne Mediadico :
- solidarité (nom féminin)
Responsabilité, dépendance mutuelles, état des personnes solidaires.
Sentiment d'entraide, entraide.
Se dit de l'obligation pour chacun d'acquitter la totalité d'une dette commune en cas de défaut d'un des débiteurs.
Bon ! On voit bien. Mais, ce que je ne comprend pas, c'est comment on peut allier, sans pouffer rire, les termes 'compétitivité' et 'solidarité', comme fait notre Premier Ministre, par ailleurs littérateur à ses heures...
Mais, avant de poser une question à Monsieur le Premier Ministre, revenons un instant au glissement qui vient d'être opéré avec ostentation par le Gouvernement, changeant le D de CIADT (D pour "développement") en C de CIACT (C pour "compétitivité"), et qui justifie, semble-t-il, l'alliage peu banal de la compétitivité et de la solidarité.
Les mots n'ont pas tous ni toujours la même physionomie. Je veux parler tout à la fois de l'air qu'ils ont et de ce qu'ils signifient comme malgré eux ou plutôt malgré l'usage que celui qui les énonce veut en faire. Je vais une fois encore vous emmener dans le monde du sous-texte...
'Développement', c'est un mot vecteur, un mot directionnel, un mot ouvert au sens où on ne sait où ça va... Un peu comme 'progrès' ou 'modernisation' ou tout simplement 'mieux' ("mieux disant", etc.). Regardez l'étymologie du mot : elle indique bien un mouvement (voloper, en ancien français) à partir d'un point de départ (de) ; 'envelopper' indiquerait un mouvement inverse, qui enferme, enserre... Bref, avec le développement on ne sait pas où on va, on sait seulement d'où l'on part. Du coup, quand le discours affiche ce mot comme devant donner la finalité des choses, il faut s'attendre à ce que tout soit permis (jusqu'à la théologie cachée : souvenez-vous de cette "odeur" théologique dont parlait si bien Jean Duvignaud, derrière les masques de la science, et notamment les sciences dites humaines)... 'Développement' est de ces mots interlopes utilisés pour attraper les couillons, les innocents du langage. Sauf si - complément d'information - le but visé par ce mouvement est affiché en tant que tel.
'Compétitivité' est plus franc, comme mot. C'est ce qu'on a vu tout à l'heure en parcourant le Country Rankings 2005-2006 du WEForum. Il y a compétition entre les pays, comme il y a compétition entre les concurrents. Quand les places sont chères, concurrence et compétition peuvent conduirent au meurtre. On a déjà vu ça. Et puis, par différence avec 'développement', 'compétition' indique qu'il y a du collectif, de l'ensemble (le cum latin) et qu'il y a désir, demande, appétit, etc. Comme s'il n'y avait qu'un gâteau, et que plein de gens voudrait le manger, et en manger la plus grosse part - quitte à laisser tous les autres sur leur faim... Ou alors, restons simple et parlons de pain plutôt que de gâteau, parlons d'une nourriture quotidienne et nécessaire plutôt que d'un dessert superflu : les compagnons partagent le pain dans une relation de commensalité (déjà au XVIe, voyez chez Nicot [1606] : "Est celuy qui a hantise ordinaire et compagnie à un autre, et est terme correlatif à luy mesmes, le Picard dit Compaing, comme l'Italien Compagno, et compagnon par diminutif. Le mesme Picard, dit paignon en diminutif de pain, pour un petit pain : qui fait qu'aucuns estiment compagnon estre dit à cause de la commensalité qui est entre deux qui s'entrefont compagnie."), les compétiteurs sont dans une relation de rivalité, prêts à s'entretuer pour en avoir chacun la plus grosse part. Le Ranking rend compte de l'issue de la lutte sans pitié, de la concurrence à la mort, etc. Certes le droit va tenter une régulation de cette relation, mais là encore à la façon interlope et de toutes façons sans trop de force...
Alors, je pose la question :
Monsieur le Premier Ministre, s'il vous plaît, que prétendez-vous nous faire comprendre quand vous prétendez mettre "solidarité et compétitivité au cœur de la politique industrielle" ?
Si
vous avez du mal à me répondre - ce que je comprendrai aisément : je
tiens parfois des propos incompréhensibles ! -, je veux bien vous aider
un peu. Avec une question de relance, par exemple :
Monsieur le Premier Ministre, s'il vous plaît, quand vous parlez de solidarité "au cœur de la politique industrielle", vous parlez de solidarité entre qui et qui ?
Dans
l'attente de votre réponse en commentaire du présent message, je vous
prie d'agréer, Monsieur le Premier Ministre, l'expression de mes
sentiments citoyens
Brich59