Ceci est la retranscription d'une intervention faite à Lille
en novembre 1995 où l'on fêtait les Cahiers d'études du CUEEP
dans la foulée du second colloque européen sur l'autoformation...
[...]
Véronique Leclercq vous a présenté la
littérature des Cahiers d’études. Je me propose de vous faire partager,
à mon tour, quelques réflexions sur ce qu’on appelle l’« écriture
praticienne ».
Je vais tout d’abord vous soumettre un rapide tableau
de présentation du couple action/écriture dans le secteur de
l’éducation permanente. J’essayerai de ne pas prendre trop de temps, au
risque d’être schématique. Mais le débat qui, je l’espère, suivra mon
intervention permettra de nuancer l’analyse.
Dans un second temps, je poserai, à la cantonade, trois questions au sujet de l’écriture praticienne.
Mais les présentations d’abord.
1. LES RÈGLES DE TROIS DE L’ÉCRITURE EN ÉDUCATION PERMANENTE
Depuis douze ans, le CUEEP publie, avec une périodicité irrégulière, ses Cahiers d'études : 32 livraisons auront paru de début 1984 à fin 1995, 151 « écrivants » auront été mobilisés.
1.1. Trois types d'écrits
Ces
32 livraisons ne sont pas homogènes quant au statut des écrits qui y
sont publiés. De ce point de vue, on pourra distinguer entre trois
types de cahiers : cahiers repreneurs, cahiers originaux et cahiers
d'actes.
Cahiers d'études, ils seraient sans doute
restés confinés dans la confidentialité de l’université ou des
instances commanditaires. Parmi les 19 Cahiers repreneurs, écrits par
vingt-neuf personnes, 11 publient des travaux commandités par des
instances administratives et politiques, et 8 des mémoires
universitaires.
Les cahiers originaux, ensuite, publient des textes rédigés pour l’occasion de leur publication dans les Cahiers d'études. Les originaux semblent être, comme par définition, des œuvres
collectives. Signés par 68 auteurs, ces 10 numéros sont bien plus
collectifs que les repreneurs, souvent rédigés par un seul auteur.
Les cahiers d'actes, enfin, soit 3 numéros, ont mobilisé 79
contributeurs ou auteurs, qu’on ne retrouve que rarement dans les
autres types de Cahiers.
1.2. Trois types d'écrivants
Tout
à l’heure, j’annonçais le chiffre de 151 écrivants. Mais qui sont-ils donc ?
On en distinguera trois types : enseignants-chercheurs, étudiants et «
praticiens ».
Les enseignants-chercheurs sont des "gens, dit
Guy Jobert, qui ont été sélectionnés sur leur capacité à formaliser
leur pensée par écrit, à fabriquer de la réflexion et parfois de la
connaissance. Ils ont le savoir-faire et aussi le temps d'écrire. Pour
être tout à fait exact, il faut dire qu'ils sont payés pour cela".
Fermez les guillemets. Je laisse à Guy Jobert la responsabilité de ce
que mes amis enseignants-chercheurs jugeront comme d’un ton assez dur...
Les étudiants produisent des mémoires en cours ou en fin de cycle universitaire.
Les praticiens, acteurs « ordinaires » de l'éducation permanente,
producteurs de l'action de formation, enfin, qu'ils soient formateurs,
ingénieurs, techniciens, sont massivement représentés dans les Cahiers
originaux (près de 80% de leurs auteurs).
Le comportement de
chaque type d'écrivant par rapport à l'écriture est bien sûr différent.
Question d'enjeux, question de référentiel.
Entre le
collectif de praticiens qui vit l'écriture collective ou plurielle
comme un prolongement de l'action et l'universitaire solitaire qui
évalue une action perpétrée par d'autres, il y a un sacré distinguo !
Ici, le lecteur peut admirer le jeu de la rhétorique académique ; là il
peut repérer les liens fragiles mais profonds entre l'action et
l'écriture.
Mais, attention, cette opposition entre les praticiens,
les étudiants et les « universitaires » frôle la caricature. Sur-tout
dans le milieu des sciences de l'éducation, où nombre
d'enseignants-chercheurs ont d'abord été (voire sont toujours) des
praticiens ; d'autre part, les praticiens se forment quelques fois, et
peuvent être appelés à produire un mé-moire universitaire. C’est le cas
dans tous les mémoires repris en Cahier. Je distingue donc ici entre
des postures mouvantes, plus qu’entre des identités monolithiques, ou
entre des statuts.
1.3. Trois types de référentialités
Mais
l'intérêt de cette ébauche de typologie des écrivants réside peut-être
dans son prolongement en termes de référentiel. À quelle sorte de
référentiel obéit l'écriture ? Ici encore on peut distinguer trois
types de référentialités : référentialité « close et intégrante »,
référentialité « close et intégrée » et référentialité « ouverte ».
Quand
un étudiant écrit un mémoire universitaire, il produit un texte dont
l'évaluation (normative) sera suivie de validation par un groupe
professionnel dont il ne fait pas (encore) partie. On pourra parler de
référentialité close et intégrante.
Quand un enseignant-chercheur écrit, il conduit une stratégie de
reconnaissance sur le marché académique, reconnaissance par un groupe
professionnel dont il fait partie. On parlera alors de référentialité
close et intégrée.
Mais quand un praticien écrit sur les actions qu'il mène, à quel
référentiel obéit-il ? Le seul ancrage évident, c'est le praticien
lui-même, c'est-à-dire l'acteur et son action. C'est de ce côté qu'il
faut chercher, en se demandant d'abord quelle est la stratégie de
l'acteur quand il agit et écrit sur son action, puis quels sens il
donne à l'écriture, notamment dans son articulation avec l'action. Du
simple désir de recon-naissance professionnelle (valorisation de
l'action) à la production de connaissance (analyse de la pratique), les
sens possibles sont multiples ! Bref, on parlera ici de référentialité
ouverte, voire d'auto-référentialité, comme si l'écriture était
autonome, sans cadre obligé ; comme si n'était donné a priori qu'un
point de départ (l'ancrage de tout à l'heure).
1.4. Trois possibilités pour articuler l'agir et l'écrire
Pour
tenter de donner un cadre à cette ouverture de la référentialité,
peut-être faut-il comprendre comment s'articulent l'action et
l'écriture praticienne au sens large. Très rapidement, il semble que
celle-ci, que l'écriture praticienne s'articule de trois façons
différentes avec l'action : écriture « dans » l'action, écriture « sur
» l'action et écriture « pour » l'action.
Il y a tout
d'abord l'écriture professionnelle, celle qui, intégrée à l'action,
produit ce qu'on appelle des écrits fonctionnels, éléments ou
instruments de l'action - écriture concomitante. C'est l'écriture dans
l'action.
Puis il y a l'écriture praticienne au sens strict, celle qui
intègre l'action dans un projet d'octroi de sens à la pratique. C'est
l'écriture sur l'action. À la différence des précédents écrits qui se
perdent dans l'action, ce que produit cette écriture survit à l'action
- écriture a posteriori.
Enfin il y a ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, l'écriture
prosélytique, celle qui veut convaincre la communauté praticienne et la
communauté politique de l'efficacité de tel ou tel type de pratique
(pédagogique, institutionnelle, politique, etc.). C'est l'écriture pour
l'action. Les écrits produits dans ce cadre précèdent l'action -
écriture a priori.
Système ternaire donc, mais non cloisonné.
Car ça com-munique entre les trois types d'écriture. On peut, par
exemple, les chaîner entre elles : l'écriture dans l'action produit des
textes que l'écriture sur l'action utilise comme matériau ; puis
celle-ci produit des textes que l'écriture pour l'action à son tour
utilise comme matériau ; et, pour peu que les textes produits par cette
dernière incitent à la mise en place concrète d'actions, la boucle sera
bouclée.
Système mouvant aussi : l’écriture sur une action A
produira des textes qui, par rapport à une action B, pourront être lus
comme de l’écriture pour l’action.
1.5. Le pari de l'écriture praticienne
Les
écrits professionnels font légion : toute action de formation requiert
de l'écriture, qu'on se place dans le do-maine pédagogique ou dans le
domaine de l'ingénierie de la formation. Les écrits praticiens sur
l'action sont par contre plus rares et leur publication davantage
encore. C'est que le passage de l'écriture dans l'action à l'écriture
proprement praticienne est semé d'obstacles : l'écrit y change de
nature, de statut et de destination.
L'intérêt de l'écriture sur
l'action en termes d'autoformation continue des acteurs ne saurait plus
faire de doute. Les discussions d’avant-hier après-midi, lors du
colloque sur l’autoformation organisé ici même par le GRAF et TRIGONE,
l’ont largement manifesté. Reste à en faire le pari, qui implique un
important co-investissement des acteurs concernés et de leurs
institutions pour être tenu.
2. TROIS QUESTIONS POUR L’ÉCRITURE PRATICIENNE
Voilà
pour la présentation du couple action / écriture. Vous aurez remarqué
que ce tableau se termine sur une ouverture, l’ouverture d’un pari,
l’ouverture d’un possible à multi-ples aboutissants.
Pour commencer
de baliser le champ de ce possible, je vous propose trois questions.
Trois questions situées à trois différents niveaux d’enjeux pour
l’écriture praticienne :
l’écriture praticienne n’est-elle possible que dans le temps volé ?
comment l’écriture praticienne est-elle institutionnellement reconnue / non reconnue ?
l’écriture praticienne, au bout du compte, c’est quoi ? une méthode
d’autoformation des praticiens ou un chemin vers la démocratie
participative ? ou les deux ?
2.1. Question 1 : l’écriture praticienne n’est-elle possible que dans le temps volé ?
L’écriture
praticienne n’est-elle possible que dans le « temps volé » ?
L’expression « temps volé », pour caractériser ce que serait l’une des
conditions de possibilités de l’écriture praticienne, cette expression
n’est pas de moi. Je la tiens d’un de mes collègues, un praticien qui
veut, qui voudrait écrire en tant que praticien - et qui écrit :
2.1.1. Écrire, ça prend du temps
Mais je la reprends volontiers à mon
compte. Car écrire, ça prend effectivement du temps ! Le temps
d’écrire, bien sûr, mais aussi,
en
amont de l’écriture, le temps où il faut bien suspendre l’« ac- tivité »
pour « penser », temps de réflexion solitaire ou collective, et temps
de lecture de l’écriture des autres,
le temps de l’écriture, c’est encore, en cours et en aval de l’écriture, le temps de se lire et de se relire...
2.1.2. Du temps de contrebande
« Temps volé », volé à l’institution, volé à soi :
temps
volé à l’institution, parce que, quand le praticien suspend son
activité pour s’asseoir, réfléchir, lire, écrire et relire, il fraude;
le contrat de travail d’un acteur qui n’est pas enseignant- chercheur ne
stipule jamais aucune charge d’écriture sur l’action ; éventuellement
de l’écriture dans l’action (écriture profession- nelle, fonctionnelle),
mais jamais de l’écriture praticienne au sens strict ;
temps volé à soi, à son temps familial, à son temps intime, parce
que, de fait, c’est dans ce temps-là que le praticien écrivant
ponctionne, faute de pouvoir suffisamment suspendre fraudu- leusement le
temps professionnel.
Je ne réponds pas à la question de savoir
si l’écriture praticienne n’est possible que dans du temps volé. On
pourrait en débattre ensemble dès que j’aurai fini de parler - ce que
vous attendez sûrement tous avec impatience.
2.2. Question 2 : l’écriture praticienne est-elle institutionnellement reconnue ?
Deuxième
question : l’écriture praticienne est-elle institutionnellement
reconnue ? Le constat que je viens de dresser en parlant du temps volé
répond à l’un des aspects de la question. Mais poussons un peu plus
loin.
Les praticiens (c’est-à-dire les acteurs ordinaires, les
personnels qui ne sont ni étudiants temporaires, ni
enseignants-chercheurs) contribuent largement, nous l’avons vu, à
l’écriture des Cahiers d’études, notamment celle des Cahiers
« originaux ». À ce titre, l’écriture praticienne est finalisée dans la
stratégie de l’institution CUEEP- TRIGONE, qui veut mettre à disposition
de l’ensemble des acteurs de l’éducation permanente de France et de
Navarre des résultats de recherche et des comptes rendus d’actions
innovantes ou spécifiques.
L’écriture praticienne semble donc
institutionnellement reconnue au sens où elle est intégrée par
l’institution dans sa stratégie de diffusion.
Mais, quand on
creuse un peu plus la question, on ne peut qu’être saisi par une
contradiction majeure : il y a comme une disproportion entre la charge
d’écriture qui, de fait, repose sur les praticiens, et l’absence de ces
derniers dans l’instance où, de droit, fonctionne la responsabilité
éditoriale.
Regardez la composition du « comité de lecture » des Cahiers d’études,
et vous n’y verrez que des enseignants-chercheurs. Moi, j’y vois un
problème, dans la mesure où les enseignants-chercheurs ne sont que pour
moins d’un quart dans l’écriture des Cahiers « originaux ».
Cette fois encore, je laisse ouvert. Passons à la troisième question.
2.3.
Question 3 : l’écriture praticienne, une méthode d’autoformation des
praticiens ou un chemin vers la démocratie participative ?
Tout
à l’heure, je vous ai dit que l'intérêt de l'écriture sur l'action en
termes d'autoformation continue des acteurs ne saurait plus faire de
doute. Mais est-ce là la seule qualité de l’écriture praticienne ? Et
puis d’abord, c’est quoi l’autoformation ?
Je ne devrais pas
poser cette question après les deux journées que plusieurs d’entre nous
ont passées au colloque européen sur l’autoformation. Mais quand même !
D’autant plus que je voudrais me placer, pour finir, sur le terrain du
socio-politique, comme dirait Philippe Carré dont vous aurez reconnu ce
qu’il appelle le macro-niveau de l’autoformation, ou plutôt de
l’apprentissage autodirigé.
2.3.1. Deux questions préalables
Nous
sommes en fait ici, plus largement, dans la problématique de
l’organisation autoformatrice, de l’organisation qualifiante. Pour
nous, acteurs de l’éducation permanente, la question de fond est
celle-ci : une organisation dont la raison d’être se décline en termes
de formation (et d’autoformation) des publics demandeurs, une telle
organisation est-elle, pour ses propres personnels, formatrice, voire
autoformatrice ? La question est loin d’être anodine ou stupide. Il
suffirait d’évoquer le complexe du cordonnier... Mais je n’ai plus le
temps...
D’autre part, l’autoformation, en organisation, est-elle
libératrice ? Le risque qu’elle n’y soit que le masque d’une toujours
possible auto-aliénation doit rester présent à nos esprits et nous
inviter à toutes les prudences...
2.3.2. Une hypothèse, pour finir
Mais revenons, pour en finir avec cette « conférence » qui n’en finit pas, à
l’écriture praticienne. Je conclurai en soumettant à votre discussion
une hypothèse qui ouvre sur bien des questions. L’hypothèse est la suivante.
S’il
est vérifié que la compétence d’une organisation dépend de la
conjonction de deux phénomènes, à savoir la qualification de ses
personnels et la pertinence de la gestion de ses ressources humaines,
si cela est vérifié, alors l’écriture praticienne a un rôle de premier
ordre à jouer dans le développement de cette compétence, mais à deux
conditions :
l’écriture praticienne doit permettre à la
pensée latérale (qu’on appelle aussi pensée divergente) de se
construire et de se développer ;
l’écriture praticienne doit participer, de droit, à la construction (interne) de l’identité de l’organisation.
En
d’autres termes, la finalité la plus profonde de l’écriture praticienne
pointe des questions d’ordre éminemment politique qui concernent aussi
bien la liberté d’expression des individus à l’intérieur de
l’institution, que la capacité de l’organisation à entendre, ou plutôt
à lire, ce qu’aura construit la pensée latérale en tant que telle,
c’est-à-dire ce qu’elle aura construit en toujours possibles
divergences.
MERCI
Voilà
! C'était une petite intervention d'il y a une quinzaine d'années (je propose celle-là
parce qu'elle était restée inédite), en appui sur quelques productions
écrites, notamment pour les Cahiers d'études du CUEEP, dont voici les principales, en téléchargement (pdf) :
Je ne sais si je suis le
premier à avoir employé l'expression "écriture praticienne". Peu
importe. En tous cas, elle est aujourd'hui, plus de quinze ans après la
parution de ma Note, assez répandue dans le secteur de la formation permanente.
Dans mon esprit (à l'époque mais encore aujourd'hui), cette expression renvoyait à trois configurations différentes :
"écriture praticienne" versus "écriture patricienne", écriture de ceux qui, faisant partie de la noblesse universitaire, sont payés pour écrire, comme disait Guy Jobert ;
"écriture praticienne" versus "écriture universitaire", écriture de praticiens certes, mais soumise au crible de la norme universitaire (mémoire, thèses, etc.) ;
"écriture praticienne" versus "écriture institutionnelle",
écriture qui, en règle générale, contraint les praticiens, leur
assignant des tâches trop souvent incompatibles avec l'exercice du
droit d'écrire sur sa propre pratique.
Il
est clair qu'aujourd'hui, ces trois configurations fonctionnent à plein
régime. Et que l'écriture praticienne, l'authentique, est plutôt au
ralenti... Même dans les idées ! Le durcissement des relations de
travail, dû essentiellement au
vent néo-ultra-libéral qui souffle sur le secteur de la formation
permanente (y compris dans l'enseignement public), assè- che
remarquablement les marges où l'authentique écriture praticienne pourrait
fonctionner et produire ce savoir non savant et peut-être dérangeant
produit par les acteurs eux-mêmes.
L'espace de ces marges, a un nom :
"liberté solidaire".
Mais peut-être sommes-nous déjà là dans le royaume de l'utopie ?